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Se redressant sur les genoux, Roland ouvrit le feu, réamorçant le chien de son revolver de la tranche de sa main droite osseuse, visant d’abord les types avec leurs fusils à rafales. L’un d’eux tomba raide mort sur la ligne blanche centrale de la route, le sang bouillonnant hors de sa gorge. Le deuxième, un trou entre les yeux, s’envola vers l’arrière jusqu’au bord poussiéreux de la route.

Et soudain Eddie était à côté de lui, lui aussi en appui sur les genoux, rechargeant l’autre revolver de Roland. Il rata au moins deux de ses cibles, ce qui n’avait rien d’étonnant, étant donné son état. Trois autres tombèrent sur la route, deux morts et le troisième hurlant : « J’suis touché ! Ah, Jack, aide-moi, j’suis touché au bide ! »

Roland sentit qu’on lui attrapait l’épaule, sans doute un type qui n’avait pas conscience du danger qu’on courait, à faire une chose pareille à un pistolero, surtout en pleine fusillade.

— Monsieur, bon sang, qu’est-ce…

Roland jeta un regard rapide, vit un type d’une quarantaine d’années portant une cravate et un tablier de boucher, et il eut le temps de se dire : Un commerçant, sûrement celui qui a indiqué la poste au Père, avant de le repousser violemment en arrière. À peine une seconde plus tard, du sang jaillit de la partie gauche de la tête du type. Une éraflure, rien de grave, du moins pour l’instant. Mais si Roland ne l’avait pas poussé…

Eddie rechargeait. Roland en fit autant, un peu moins rapidement, du fait de ses doigts manquants à la main droite. Deux des écumeurs survivants s’étaient mis à couvert derrière l’une des vieilles voitures, garées de leur côté de la route. Trop près. Pas bon. Roland entendit le vrombissement d’un moteur à l’approche. Il se retourna vers l’homme qui avait eu la présence d’esprit de se jeter à terre quand Roland le lui avait ordonné, lui évitant ainsi de connaître le même sort que ces dames.

— Vous ! lui lança le Pistolero. Vous avez une arme ?

L’homme en chemise de flanelle secoua la tête. Il avait les yeux d’un bleu éclatant. Apeurés, à ce que put voir Roland, mais pas paniqués. En face de ce client, l’épicier se tenait assis, les jambes écartées, contemplant avec une stupéfaction écœurée les gouttes de sang qui venaient dessiner une auréole sur son tablier blanc.

— Hé, l’épicier ! Vous avez une arme, ici ? demanda Roland.

Avant que le commerçant ait pu répondre — en était-il même capable ? — , Eddie saisit Roland par l’épaule.

— Charge de la Brigade Légère, dit-il.

Les mots étaient un peu mâchés — chage d’la bigade le ère — mais Roland n’aurait pas compris l’allusion, de toute façon. L’important, c’était qu’Eddie avait repéré six autres hommes traversant la route en courant. Cette fois-ci, ils s’étaient dispersés et zigzaguaient d’un côté à l’autre de la route.

— Vai, vai, vai ! glapissait Andolini dans leur dos, en agitant les mains dans l’air.

— Bon Dieu, Roland, c’est Tricks Postino !

Tricks trimballait une fois de plus une arme gigantesque, mais Eddie n’était pas sûr qu’il s’agissait de son M-16 énorme, sa « Merveilleuse Rambo Machine ». Quoi qu’il en soit, il n’eut pas plus de chance ici que lors de la fusillade à la Tour Penchée : Eddie fit feu et Tricks s’affala sur l’un des types déjà étendus sur la route, leur tirant toujours dessus avec son fusil d’assaut dans sa chute. Ce n’était sans doute là rien de plus héroïque que quelques spasmes des doigts, les signaux ultimes envoyés par un cerveau mourant, toujours est-il que Roland et Eddie s’aplatirent une nouvelle fois au sol, et les cinq hors-la-loi restants se jetèrent derrière les véhicules au bord de la route — véhicules dans lesquels ces types étaient arrivés, Roland le savait — et seraient bientôt en mesure de transformer cette petite boutique en stand de tir, le tout sans prendre trop de risques.

Tout ça ressemblait trop à ce qu’il avait vécu à Jéricho Hill.

Il était temps de battre en retraite.

Le bruit de moteur s’intensifiait — un gros moteur, tractant un gros chargement, à en juger par l’ampleur du son. À gauche de l’épicerie, en haut d’un promontoire, apparut un énorme camion chargé de troncs d’arbres géants. Roland vit les yeux du chauffeur s’écarquiller et sa mâchoire s’affaisser, et quoi de surprenant là-dedans ? Là, devant cette petite épicerie de campagne où il avait l’habitude de venir boire une bière à la fin d’une longue journée de canicule dans les bois, gisait une demi-douzaine de cadavres sanguinolents, éparpillés sur la route comme des soldats tués sur le champ de bataille. Et c’est exactement ce qu’ils étaient, Roland le savait trop bien.

Les freins avant du gros camion hurlèrent. De l’arrière monta la fumée des freins à air comprimé, comme le souffle d’un dragon furieux. Le tout accompagné du crissement de pneus monstrueux se bloquant d’abord, puis laissant sur la surface métallée de la route de larges bandes noires calcinées et fumantes. Sur le dos du monstre, le chargement de plusieurs tonnes se mit à déraper de côté. Roland vit des éclats de bois voler des troncs et s’éparpiller dans l’air, tandis que de l’autre côté de la route, les hors-la-loi continuaient de tirer sans y prêter attention. La scène avait presque quelque chose d’hypnotique, comme si l’on regardait l’une des Bêtes Ignobles d’Eld débouler du ciel avec ses ailes en feu.

L’attelage sans chevaux du camion roula sur le premier cadavre. Des entrailles volèrent en chapelet vermillon et vinrent éclabousser la poussière du bas-côté. Des bras et des jambes furent arrachés. Une roue écrabouilla la tête de Tricks Postino, et en explosant, son crâne imita le bruit d’un marron éclatant dans le feu. Le chargement du camion glissa de biais et commença à vaciller. Les roues, qui seraient arrivées à hauteur d’épaule de Roland, se mirent à creuser le sol, faisant voler des nuages de poussière sanglante. Le camion dériva devant l’épicerie avec une lenteur spectaculaire et majestueuse. Dans la cabine, on ne distinguait plus le conducteur. Pendant un moment, le monstre fit écran entre la boutique et le feu nourri, de l’autre côté de la route. L’épicier — Chip — et le client survivant — M. Chemise en Flanelle — contemplèrent le camion à la dérive avec une expression semblable de stupéfaction impuissante. Le commerçant s’essuya distraitement une traînée de sang sur la tempe et l’envoya claquer au sol comme si c’était de la sueur. Sa blessure était plus grave que celle d’Eddie, estima Roland, pourtant il ne semblait pas en avoir conscience. Peut-être que ça valait mieux.

— Sortie arrière, lança le Pistolero à Eddie. Maintenant.

— Excellente suggestion.

Roland attrapa l’homme en chemise de flanelle par le bras. Le regard de l’homme se détourna immédiatement du camion, pour se poser sur le Pistolero. D’un signe de tête, Roland lui indiqua l’arrière de la boutique, et le vieil homme acquiesça. Sa rapidité inconditionnelle était un cadeau inattendu.

Dehors, le chargement du camion finit par se renverser, broyant littéralement l’une des voitures (ainsi que les écumeurs réfugiés derrière, espéra vivement Roland), répandant d’abord les rondins en haut de la pile, puis tous les troncs. On entendit un bruit épouvantable et interminable de raclement sur du métal, à côté duquel la fusillade faisait l’effet d’une musique d’ambiance.

DEUX

Eddie attrapa l’épicier au moment même où Roland s’occupait de l’autre homme, mais Chip ne montra pas la même rapidité, ou le même instinct de survie. Il se contenta de fixer le trou béant qui avait été sa porte et sa vitrine, les yeux écarquillés par le choc, tandis que le camion entamait le dernier mouvement de son ballet d’autodestruction, la cabine se détachant du reste du corps et dévalant la colline en contrebas de la boutique en rebondissant, jusque dans les bois. Le chargement lui-même se mit à glisser le long du bas-côté droit de la route, créant une énorme coulée de poussière et laissant derrière lui un profond sillon, une Chevrolet aplatie, et deux autres écumeurs tout aussi aplatis.