Il en restait visiblement un bon nombre, cependant. La fusillade ne cessait pas.
— Allez, Chip, il faut filer, l’exhorta Eddie.
Cette fois-ci, lorsqu’il le tira par la manche, l’épicier le suivit à l’arrière de la boutique, sans oublier de regarder par-dessus son épaule, en s’essuyant distraitement le visage.
Derrière, sur la gauche, une annexe servait de salle de restaurant, avec un comptoir, quelques tabourets au siège rapiécé, trois ou quatre tables et un vieux casier à homards suspendu au-dessus d’un porte-revues qui semblait contenir essentiellement de la presse féminine périmée. Alors qu’ils atteignaient l’arrière-salle, les coups de feu redoublèrent. Puis ils furent de nouveau éclipsés, cette fois par une explosion. Le réservoir du camion, pensa Eddie. Il perçut le sifflement d’une balle et vit apparaître un trou noir dans un tableau accroché au mur, représentant un phare.
— C’est qui ces types ? demanda Chip le plus simplement du monde. Et vous, qui êtes-vous ? Est-ce que je suis blessé ? Mon fils a fait le Vietnam, vous savez ? Vous avez vu ce camion ?
Eddie ne répondit à aucune de ses questions, il se contenta de sourire, de hocher la tête et de presser Chip en direction de Roland. Il n’avait absolument aucune idée de l’endroit où ils allaient, ni comment ils allaient se sortir de ce merdier. La seule chose dont il était certain, c’est que Calvin Tower n’était pas là. Ce qui n’était pas plus mal. Tower n’était peut-être pas directement responsable de cette cavale infernale, mais en tout cas, tout tournait bien autour de ce bon vieux Cal, Eddie n’avait aucun doute à ce sujet. Si seulement ce bon vieux Cal avait…
Une aiguille bouillante vint subitement lui perforer le bras, et Eddie poussa un cri de surprise et de douleur mêlées. Une seconde plus tard, une autre le frappa au mollet. Le bas de sa jambe droite fut pris dans une explosion de douleur affreuse, et il poussa un second cri.
— Eddie ! fit Roland en hasardant un regard en arrière. Est-ce que tu…
— Ouais, ça va, avance, avance !
Devant eux se trouvait à présent un mur de contreplaqué percé de trois portes. Elles portaient respectivement les inscriptions HAMEÇONS, MOUETTES et RÉSERVÉ AU PERSONNEL.
— « RÉSERVÉ AU PERSONNEL », cria Eddie.
Il baissa les yeux et vit un trou cerclé de rouge dans son jean, à une dizaine de centimètres en dessous de son genou. La balle n’avait pas explosé le genou même, ce qui était une bonne nouvelle, mais oh maman, ça faisait quand même un putain de mal de chien.
Au-dessus de lui, un globe lumineux vola en éclats. Du verre lui tomba en pluie sur la tête et les épaules.
— Je suis assuré, mais Dieu sait si ça va couvrir un truc comme ça, fit Chip, toujours de sa voix la plus calme.
Il essuya une nouvelle coulée de sang sur son visage, puis le fit de nouveau gicler par terre, où il alla dessiner une tache de Rorschach. Des balles sifflèrent autour d’eux. Le regard d’Eddie portait juste au-dessus du col de Chip. Quelque part derrière eux, Jack Andolini — cette bonne vieille Triple Mocheté — braillait en italien. Eddie n’avait pas franchement l’impression qu’il suggérait de battre en retraite.
Roland et le client à chemise en flanelle passèrent la porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Eddie les suivit, gonflé à l’adrénaline, et traînant toujours Chip derrière lui. Il s’agissait d’une arrière-boutique, de bonne taille. Eddie sentait les odeurs mêlées de différentes céréales, un relent mentholé et, surtout, le café.
À présent, M. Chemise en Flanelle avait pris la tête. Roland le suivit rapidement le long de l’allée centrale de la réserve, entre les palettes surchargées de boîtes de conserve. Eddie continua d’avancer hardiment en boitant, tractant toujours l’épicier derrière lui. Ce vieux Chip avait perdu beaucoup de sang et Eddie s’attendait à le voir s’évanouir à tout moment, mais Chip paraissait… eh bien, en grande forme. Il demandait à Eddie ce qui était arrivé à Ruth Beemer et à sa sœur. S’il voulait parler des deux femmes qui se trouvaient dans la boutique (ce qu’Eddie avait toutes les raisons de penser), le jeune homme espérait que Chip ne recouvrerait pas subitement la mémoire.
Au fond se dessina une autre porte. M. Chemise en Flanelle l’ouvrit et s’apprêta à la franchir. Roland le retint par la chemise et entreprit de passer lui-même, en se baissant. Eddie cala Chip près de M. Chemise en Flanelle et se plaça en face d’eux. Derrière eux, les balles venaient se planter dans la porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL, y creusant des yeux de lumière vive.
— Eddie ! grogna Roland. À moi !
Eddie sortit en boitant. Il se retrouva sur une aire de chargement, et au-delà, aperçut un arpent de sol morne et retourné. Sur la droite, des bidons d’ordures étaient entassés au hasard et il y avait deux conteneurs à déchets sur la gauche, mais il ne semblait pas à Eddie Dean qu’on avait pris grand soin de mettre les ordures à leur place. Il vit aussi des tas de canettes de bière, qui lui évoquèrent l’image de tas de fumier archéologiques. Rien de tel qu’un moment de détente à l’arrière, après une rude journée au magasin, pensa Eddie.
Roland pointait son arme en direction d’une nouvelle pompe à essence, plus ancienne et plus rouillée que les deux autres à l’avant.
— Diesel, dit Roland, est-ce que ça signifie « carburant » ? C’est bien ça, n’est-ce pas ?
— Ouais, fit Eddie. Chip, la pompe diesel, elle marche ?
— Bien sûr, bien sûr, répondit-il d’un ton absent. Y a plein de gars qui font le plein, par là.
— Je sais la faire marcher, monsieur, proposa M. Chemise en Flanelle. Vous feriez bien de me laisser faire — elle est capricieuse. Vous pouvez me couvrir, vous et votre copain ?
— Oui, acquiesça Roland. Versez-le là-dedans, dit-il en indiquant la réserve avec le pouce.
— Hé ! Non ! lança Chip, alarmé.
Combien de temps prit le tout ? Eddie n’aurait su le dire. Tout ce dont il avait conscience, c’est de cette clarté qu’il n’avait connue qu’une fois, auparavant : à bord de Blaine le Mono. Elle envahissait tout de son éclat, même la douleur lancinante dans son mollet, là où son tibia avait peut-être été ébréché par la balle. Il avait conscience de la puanteur qui les entourait — cette odeur de viande pourrie et de moisissure, un relent de levure et de laisser-aller — et du parfum divin des pins dans les bois, juste au-delà du périmètre de cette petite épicerie crasseuse de bord de route. Il entendait le vrombissement d’un moteur d’avion, dans un coin reculé du ciel. Il savait qu’il aimait M. Chemise en Flanelle parce que M. Chemise en Flanelle était ici, avec eux, relié à Roland et à Eddie par le lien le plus fort qui fût, pendant ces quelques minutes. Mais le temps ? Non, il n’avait aucune notion réelle du temps. Toute l’opération ne dut pourtant pas prendre beaucoup plus de quatre-vingt-dix secondes, depuis le moment où Roland avait sonné la retraite, sinon ils se seraient sans doute retrouvés débordés, avec ou sans l’accident de camion.
Roland pointa le bras vers la gauche, puis se tourna vers la droite. Lui et Eddie se tenaient dos à dos sur l’aire de chargement, à une distance d’environ deux mètres, l’arme à hauteur de visage, comme des hommes sur le point de se battre en duel. Aussi leste qu’un criquet, M. Chemise en Flanelle sauta du remblai, et saisit la manivelle chromée sur le côté de la vieille pompe à essence. Il commença à la faire tourner rapidement. Dans leurs petites fenêtres, les chiffres se mirent à défiler en arrière, mais au lieu de revenir tous à zéro, ils s’immobilisèrent sur le nombre 0019. M. Chemise en Flanelle tenta de faire repartir la manivelle. Lorsqu’elle refusa de tourner, il haussa les épaules et secoua le tuyau pour l’extirper de son râtelier rouillé.