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— John, non ! s’écria Chip.

Il se tenait toujours dans la porte de la réserve, les mains levées, dont l’une était intacte et l’autre maculée du sang qui avait coulé jusqu’à son coude.

— Dégage de là, Chip, ou tu vas te…

Deux hommes se ruèrent par le côté de l’Épicerie Générale d’East Stoneham. Ils portaient tous deux un jean et une chemise en flanelle, mais à la différence de celle de Chip, les leurs avaient l’air flambant neuves, avec encore le pli sur la manche. Achetées pour une occasion très spéciale, pensa Eddie. Et il reconnut parfaitement l’un des deux guignols ; il l’avait vu pour la dernière fois dans le Restaurant Spirituel de Manhattan, la librairie de Calvin Tower. Eddie l’avait tué, celui-là aussi. Dix ans dans l’avenir, si incroyable que ça puisse paraître. À La Tour Penchée, la boîte de Balazar, et avec ce même pistolet qu’il tenait en ce moment même. Une bribe d’une vieille chanson de Bob Dylan lui revint subitement en mémoire, ça parlait du prix à payer pour éviter d’avoir à tout revivre une deuxième fois.

— Hé ! Gros Blair ! s’écria Eddie (comme il était visiblement condamné à le faire dès qu’il croisait cette espèce de grosse ordure). Comment ça va, mon pote ?

À vrai dire, George Biondi n’avait pas l’air en grande forme. Sa propre mère l’aurait trouvé à peine présentable, même dans un bon jour (ce tarin monstrueux), et il avait les traits bouffis et décolorés par des hématomes qui commençaient à peine à s’estomper. Le pire d’entre eux se situait pile entre les deux yeux.

C’est moi qui ai fait ça, se rappela Eddie. Dans l’arrière-boutique de la librairie de Tower.

C’était vrai, mais ça lui semblait aussi dater d’un millier d’années.

— Toi, lança George Biondi, apparemment trop sonné pour même lever son arme. Toi. Ici.

— Moi ici, acquiesça Eddie. Quant à toi, tu aurais mieux fait de rester à New York.

Sur ces bonnes paroles, il fit sauter la tête de George Biondi. Celle de son copain aussi.

Chemise en Flanelle appuya sur la gâchette de la pompe et du carburant sombre gicla du tuyau. Il éclaboussa Chip, qui fit un bond en arrière d’un air indigné, et pénétra à reculons sur l’aire de chargement.

— Ça brûle ! cria-t-il. Vingt dieux ! C’que ça brûle ! Arrête ça, John !

Mais John n’arrêta pas. Trois autres hommes déboulèrent du côté de Roland, aperçurent le visage terrible et serein du Pistolero et entreprirent de faire machine arrière. Ils tombèrent raides morts avant d’avoir pu poser leurs nouvelles chaussures de marche sur le bitume. Eddie repensa à la demi-douzaine de voitures et au gros Winnebago garés de l’autre côté de la route et eut le temps de se demander combien d’hommes Balazar avait bien pu envoyer, pour cette petite expédition. Pas seulement sa garde rapprochée, à l’évidence. Comment avait-il payé les renforts ?

Il n’a pas eu besoin de le faire, se dit le jeune homme. Quelqu’un l’a blindé de thune et lui a dit d’aller leur régler leur compte. Autant d’hommes de main qu’il pourrait en trouver, en dehors de la ville. Et il avait même réussi à les convaincre que les types qu’ils allaient liquider méritaient bien ce grand déballage.

De l’intérieur de la boutique monta un martèlement sourd et percutant. De la suie jaillit de la cheminée et se fit absorber par le nuage plus sombre et huileux issu du camion éventré. Eddie imagina que quelqu’un avait dû lancer une grenade. La porte de la réserve sauta hors de ses gonds dans un nuage de fumée, fit un bond de plusieurs mètres dans l’allée centrale et tomba à plat au milieu de la pièce. Bientôt, le type qui avait balancé la grenade en lancerait une autre, et avec la mare d’essence qui recouvrait à présent le sol de la réserve…

— Fais en sorte de le ralentir, si tu peux, dit Roland. Le sol n’est pas encore assez arrosé.

— Ralentir Andolini ? demanda Eddie. Et je suis censé faire comment ?

— Avec ta grande bouche ! cria Roland, et Eddie aperçut une vision merveilleuse, qui lui regonfla le cœur de courage : Roland souriait de toutes ses dents. Il riait presque. En même temps, il regardait Chemise en Flanelle en lui faisant un grand signe de la main, un moulinet qui signifiait : Continue à pomper.

— Jack ! s’écria Eddie.

Il n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait Andolini, aussi se contenta-t-il de brailler aussi fort qu’il le put. Sachant qu’il avait grandi en traînant dans les rues les moins fréquentables de Brooklyn, il parvint à un résultat plutôt convaincant.

Il y eut un silence. La fusillade ralentit, puis s’arrêta complètement.

— Hé ! répondit Jack Andolini, d’un air surpris, mais visiblement de bonne humeur.

Mais Eddie avait du mal à croire qu’il était vraiment surpris, et il n’avait aucun doute sur ce que voulait Jack : sa vengeance. Il avait été blessé, dans l’arrière-boutique de la librairie de Tower, mais ce n’était pas le pire. Il avait aussi été humilié.

— Hé, Grande Gueule ! C’est toi le type qui voulait faire voler ma cervelle jusqu’à Hoboken, et qui m’a collé une arme sous le menton ? Vieux, j’ai une sacrée marque !

Eddie le voyait faire son petit discours contrit tout en déployant ses hommes. Combien en restait-il ? Huit ? Dix, peut-être ? Ils en avaient déjà éliminé un paquet, pourtant. Et où était le reste ? Un ou deux à gauche de la boutique. Quelques-uns sur la droite. Le reste avec M. Joujou la Grenade. Et quand Jack serait prêt, ces types passeraient à l’attaque. Tout droit dans la mare de diesel.

En tout cas c’était ce qu’Eddie espérait.

— Je l’ai avec moi aujourd’hui, ce pistolet ! lança-t-il à Jack. Cette fois je pensais te l’enfoncer dans le cul, qu’est-ce que tu en dis ?

Jack éclata de rire. Un rire souple, détendu. De la comédie, mais de la bonne. Jack était sur la corde raide : rythme cardiaque à au moins cent trente, tension à dix-sept. On y était, il ne s’agissait pas seulement de se venger d’un petit voyou qui avait voulu lui faire de l’ombre mais du plus gros coup de la carrière de ce gros lard puant, son Super Bowl.

Balazar avait beau donner les ordres, sur le terrain régnait Jack Andolini. C’était lui, l’opérationnel, et cette fois le boulot ne consistait pas seulement à tabasser un tenancier de bar abruti qui ne voulait pas payer sa petite contribution ou à convaincre un bijoutier youpin de Lenox Avenue qu’il avait besoin de protection. Cette fois, c’était la guerre. Jack était malin — du moins, comparé à la plupart des truands qu’Eddie avait croisés au cours de ses années de défonce et de cavale avec son frère Henry — mais Jack avait aussi cette forme de stupidité fondamentale, qui n’avait rien à voir avec son QI. Ce voyou qui le titillait en ce moment même lui avait déjà mis une raclée une fois, et sans trop d’efforts, mais Jack Andolini s’était débrouillé pour l’oublier.

Le carburant huileux se répandait silencieusement sur le sol, formant des vaguelettes le long des vieilles planches tordues de la remise. John, alias Chemise en Flanelle yankee, lança à Roland un regard interrogateur. Le Pistolero répondit d’abord en secouant la tête, puis en reprenant son moulinet de la main : Encore.