— Où est le type de la librairie, Grande Gueule ?
Toujours aussi aimable, mais plus proche. Il avait traversé la route, alors. Eddie évalua qu’il devait se trouver juste devant la boutique. Dommage que l’essence ne soit pas plus répandue.
— Où est Tower ? Livre-le-nous et on vous laisse tranquilles, toi et ton copain, jusqu’à la prochaine fois.
Ben voyons, pensa Eddie, et il se remémora une expression employée un jour par Susannah (avec un grognement à la Detta Walker) pour exprimer son incrédulité la plus totale : C’est sûr que tu m’auras pas sur le dos et je te tap’rai pas sur les nerfs.
Cette embuscade avait été conçue tout spécialement pour des pistoleros en visite, Eddie en était presque certain. Les méchants savaient peut-être où se trouvait Tower (ou peut-être pas — il n’avait aucune confiance dans ce qui sortait de la bouche de Jack Andolini), mais en tout cas quelqu’un savait très précisément où, quand et comment la Porte Dérobée allait déposer Eddie et Roland, et il avait vendu la mèche à Balazar. Vous voulez le type qui a mis votre gars dans l’embarras, monsieur Balazar ? Le gamin qui a mis la pâtée à Jack Andolini et à George Biondi avant que Tower ait pu vous balancer les infos que vous vouliez ? Très bien. Voilà où il va se pointer. Lui et un autre. Ah, et au fait, voilà un bon paquet de cash, histoire de vous payer une armée de mercenaires en pompes à talonnettes. Ça ne suffira peut-être pas. C’est un dur, le gamin, et son copain est pire encore, mais vous aurez peut-être de la chance. Même dans le cas contraire, même si le dénommé Roland en réchappe en laissant un tas de cadavres derrière lui… l’essentiel c’est de choper le gamin. Et puis, on pourra toujours trouver des fines gâchettes, pas vrai ? Le monde en est rempli. Les mondes.
Et Jake et Callahan ? Est-ce qu’eux aussi avaient eu droit au comité d’accueil, quelque trente-deux ans après ce quand ? Le petit poème sur la palissade entourant le terrain vague suggérait que, s’ils avaient suivi sa femme, c’était le cas — SUSANNAH-MIO, MA CHÉRIE DIVISÉE, disait le poème, A GARÉ SON SEMI-REMORQUE AU COCHON DU SUD, L’ANNÉE ’99. Et si un comité d’accueil les attendait bien, se pouvait-il qu’ils soient encore en vie ?
Eddie se raccrocha à une seule idée : si un membre du ka-tet mourait — Susannah, Jake, Callahan, ou même Ote —, lui et Roland le sauraient. Et s’il se racontait des histoires, s’il cédait à quelque illusion romantique, alléluia.
Roland perçut le regard de l’homme en chemise de flanelle et porta la tranche de sa main à sa gorge. John hocha la tête et relâcha immédiatement la gâchette de la pompe. Chip, le propriétaire de la boutique, se tenait à présent à côté de l’aire de chargement et la partie de son visage qui n’était pas maculée de sang avait viré au gris. Roland se dit qu’il ne tarderait pas à s’évanouir. Ce qui ne changerait pas grand-chose.
— Jack ! s’écria le Pistolero. Jack Andolini !
Sa prononciation du nom italien était ravissante, à la fois précise et gazouillante.
— T’es le grand frère de Grande Gueule ?
Il avait l’air amusé. Et plus bien loin. Roland l’imagina devant la boutique, peut-être à l’endroit précis où Eddie et lui étaient arrivés. Il ne tarderait pas à bouger ; c’était la campagne, mais il y avait encore du monde, dans les parages. Le plumet de fumée noire qui s’élevait du camion renversé devait déjà avoir alerté les environs. Bientôt ils entendraient les sirènes.
— Je suppose qu’on pourrait dire que je suis son contremaître, fit Roland.
Il désigna le pistolet dans la main d’Eddie, puis indiqua la direction de la réserve, avant de revenir sur lui-même : Attends mon signal. Eddie acquiesça.
— Pourquoi tu ne nous l’envoies pas, mi amigo ? Ça n’a rien à voir avec toi. Je le prends lui, et je te laisse partir. C’est à Grande Gueule que je veux parler. Lui arracher les réponses dont j’ai besoin sera un véritable plaisir.
— Vous ne nous aurez jamais, répondit Roland d’une voix charmante. Vous avez oublié le visage de votre père. Vous n’êtes qu’un sac de merde sur pied. Votre propre ka-papa est un dénommé Balazar, et vous lui léchez son gros cul répugnant. Les autres le savent et ils se moquent de vous. « Regarde un peu, Jack, disent-ils, toute cette lèche, ça le rend encore plus moche. »
Il y eut un court silence. Puis :
— Vous avez une langue bien mal pendue, monsieur.
La voix d’Andolini restait imperturbable, mais toute sa bonne humeur feinte avait plié bagage. Idem pour le rire.
— Mais vous savez ce que j’ai à vous dire ?
Au loin, enfin, une sirène résonna. Roland adressa un signe de tête tout d’abord à John (qui attendait son signal d’un œil alerte), puis à Eddie. Bientôt, disait ce hochement de tête.
— Vous ne serez plus qu’un tas d’os dans un trou sans nom que Balazar construira encore ses châteaux de cartes, Jack. Certains rêves esquissent le destin, mais pas les vôtres. Les vôtres ne sont que des rêves.
— La ferme !
— Vous entendez les sirènes ? Votre heure est bientôt ven…
— Vai ! cria Jack Andolini. Vai ! Attrapez-les ! Je veux la tête de cette ordure, vous m’entendez ? Je veux sa tête !
Un projectile rond et noir décrivit un arc de cercle paresseux par le trou de l’ancienne porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Une autre grenade. Roland s’y attendait. Il tira une fois, à hauteur de hanche, et la grenade explosa en plein vol, transformant le mur entre la réserve et la salle de restaurant en un tourbillon d’éclats de bois meurtrier. On entendit des cris de surprise et de douleur.
— Maintenant, Eddie ! hurla Roland, en se mettant à tirer sur la nappe de carburant.
Eddie se joignit à lui. Roland pensa d’abord qu’il ne se passerait rien, puis une vaguelette paresseuse de flamme bleue apparut dans l’allée centrale et serpenta jusqu’à l’ancien emplacement du mur du fond. Pas assez ! Bons dieux, comme il regrettait que ce ne soit pas du super, comme on l’appelait !
Roland tapota le canon de son arme, en délogeant les douilles vides qui s’éparpillèrent à ses pieds, puis rechargea.
— À votre droite, monsieur, dit John sur un ton distrait, et Roland s’aplatit au sol.
Une balle passa à l’endroit même où il se tenait, une seconde plus tôt. La deuxième attrapa la pointe de ses cheveux longs. Il eut à peine le temps de recharger trois des six chambres de son revolver, mais c’était toujours une balle de plus que ce dont il avait besoin. Les deux écumeurs s’envolèrent en arrière avec un trou identique au milieu du front, juste au-dessous de la racine des cheveux.
Un autre truand déboula au coin de la boutique du côté d’Eddie et aperçut ce dernier qui l’attendait, avec sur son visage sanguinolent un grand sourire. Le gars lâcha immédiatement son arme et commença à lever les mains. Eddie lui logea une balle dans la poitrine avant qu’elles aient atteint la hauteur de ses épaules.
Il est en train d’apprendre, pensa Roland. Les dieux lui viennent en aide, mais il est en train d’apprendre.
— Ce feu est un peu mou, à mon goût, fit John en sautant sur l’aire de déchargement.