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On distinguait à peine la boutique, derrière l’écran de fumée tourbillonnante causée par la grenade déviée, mais les balles continuaient de voler au travers. John semblait ne pas les remarquer, et Roland remercia le ka d’avoir mis un tel homme sur son chemin. Un homme aussi bon et aussi fort.

John sortit un objet métallique et carré de sa poche de pantalon, en fit sauter le couvercle et, d’une pichenette du pouce sur une petite roue, fit jaillir une haute flamme. Il lança la petite poudrière enflammée dans la réserve. Des flammes explosèrent tout autour dans un grand wouuuufffff.

— Mais qu’est-ce que vous foutez ? hurla Andolini. Attrapez-les !

— Viens donc le faire toi-même ! répondit Roland.

En même temps, il tira John par un pan de son pantalon. John sauta de l’aire de chargement et trébucha. Roland le rattrapa. C’est le moment que choisit Chip l’épicier pour s’évanouir, basculant vers l’avant jusqu’au sol jonché de débris avec un grognement tellement léger que c’était presque un soupir.

— Ouais, viens donc ! le provoqua Eddie. Viens donc, Grande Gueule, qu’est-c’tu fous, Grande Gueule, envoie pas un gamin faire un boulot d’homme, ça te dit quelque chose ? Combien t’avais de types, là-bas, deux douzaines ? Et on est toujours là ! Alors viens ! Viens le faire toi-même ! Ou alors tu veux passer le reste de ta vie à lécher le cul d’Enrico Balazar ?

De nouvelles balles trouèrent la fumée et les flammes, mais les écumeurs dans la boutique ne montrèrent aucun enthousiasme à l’idée de charger au milieu du feu grandissant. Personne n’arriva par le côté non plus.

Roland fit un geste en direction du mollet droit d’Eddie, celui blessé. Eddie leva les pouces pour indiquer que tout allait bien, mais il lui semblait que, sous le genou, son jean était trop plein — gonflé — et quand il bougeait, sa bottillonne faisait un bruit de succion. La douleur s’était stabilisée en un élancement violent qui semblait se calquer sur les battements de son cœur. Mais il avait tendance à croire que la balle avait manqué l’os. Peut-être, finit-il par s’avouer, parce que c’est ce que j’ai envie de croire.

La première sirène avait été rejointe par deux ou trois autres, et elles se rapprochaient.

— Allez-y ! brailla Jack — il avait à présent l’air au bord de la crise d’hystérie — Allez-y, bande d’enculés de poules mouillées, allez me les chercher !

Roland se dit que ce qu’il restait de méchants aurait peut-être attaqué quelques minutes plus tôt — peut-être même trente secondes plus tôt — si Andolini avait personnellement mené l’assaut. Mais à présent l’option « attaque frontale » n’était plus de mise, et Andolini savait forcément que, s’il conduisait ses hommes par le côté de la boutique, Eddie et Roland les cueilleraient comme des pigeons d’argile au stand de tir. Les seules stratégies viables qu’il lui restait étaient le siège, ou bien un long mouvement latéral par les bois, et Jack n’avait de temps pour aucun des deux. Mais se contenter de tenir leur position pouvait présenter quelques problèmes aussi. Par exemple, avoir à s’expliquer avec les autorités locales, ou avec les pompiers, s’ils se pointaient les premiers.

Roland attira John vers lui afin de pouvoir lui parler à voix basse.

— Il faut qu’on sorte d’ici au plus vite. Vous pouvez nous aider ?

— Oh, pour sûr, je pense, oui.

Le vent changea. Un courant d’air s’engouffra par la vitrine brisée de la boutique, balaya la pièce et l’ancien emplacement du mur du fond, puis ressortit par la porte de derrière. La fumée d’essence était noire et huileuse. John toussa et l’écarta de la main.

— Suivez-moi. D’un bon pas.

John se rua sur le terrain morne à l’arrière de la boutique, enjambant une grue en morceaux et zigzaguant entre un incinérateur rouillé et un tas de pièces détachées plus rouillées encore. Sur la plus grosse, Roland lut un nom qu’il avait déjà vu, au cours de ses pérégrinations : JOHN DEERE.

Roland et Eddie reculèrent, couvrant John par l’arrière, jetant de petits regards par-dessus l’épaule pour éviter de trébucher. Roland n’avait pas complètement abandonné l’espoir que Jack Andolini tenterait un dernier assaut et qu’il pourrait le tuer, comme il l’avait déjà fait une fois. Sur la plage au bord de la Mer Occidentale, et voilà qu’il était de retour, non seulement de retour, mais plus jeune de dix ans.

Tandis que moi, constata Roland, j’ai vieilli d’au moins mille ans.

Pourtant, ce n’était pas tout à fait vrai. Oui, il endurait à présent — enfin — les douleurs auxquelles pouvait s’attendre un homme vieillissant. Mais il avait un ka-tet pour le protéger, et pas n’importe quel ka-tet, un ka-tet de pistoleros, et ils avaient apporté un nouveau souffle à sa vie, un nouveau souffle totalement inattendu pour lui. Tout avait à nouveau du sens, à ses yeux, pas seulement la Tour Sombre, mais tout le reste. Alors il voulait qu’Andolini vienne. Et s’il tuait Andolini dans ce monde-ci, il avait comme l’impression qu’Andolini resterait mort. Parce que ce monde était différent. Il avait une résonance qui manquait à tous les autres, même au sien. Il la sentait dans le moindre de ses os et de ses nerfs. Roland leva les yeux et vit exactement le tableau qu’il attendait : des nuages alignés. Au bout du terrain désolé, un sentier dont le commencement était marqué par deux volumineux blocs de granit pénétrait dans les bois en serpentant. À cet endroit précis, le Pistolero remarqua des ombres dessinant des chevrons, se chevauchant mais pointant toutes dans la même direction. Il fallait regarder attentivement pour le voir, mais une fois qu’on l’avait remarqué, impossible de le manquer. Comme dans la version de New York où ils avaient trouvé le sac vide dans le terrain vague et où Susannah avait vu les morts errants, celui-ci était le monde réel, celui dans lequel le temps ne filait jamais que dans un sens. Ils parviendraient peut-être à faire un bond dans l’avenir, si seulement ils trouvaient une porte, comme Jake et Callahan l’avaient fait, il n’en doutait pas (car Roland se rappelait aussi le poème de la palissade, et il en comprenait maintenant au moins une partie), mais jamais ils ne pourraient retourner dans le passé. C’était le monde véritable, celui dans lequel on ne pouvait relancer les dés, le monde le plus proche de la Tour Sombre. Et ils se trouvaient toujours sur le Sentier du Rayon.

John les mena sur le chemin des bois, qu’ils descendirent sans traîner, les éloignant des colonnes d’épaisse fumée noire et du gémissement croissant des sirènes.

QUATRE

Ils n’avaient pas parcouru trois cents mètres quand Eddie aperçut des reflets bleus, à travers les arbres. Les aiguilles de pin qui jonchaient le sentier le rendaient glissant, et lorsqu’ils atteignirent la dernière descente — celle débouchant sur un lac long et étroit d’une beauté éblouissante — Eddie remarqua que quelqu’un avait bâti une rambarde en bouleau. Au-delà, ils virent un court appontement s’avançant dans l’eau. Un bateau à moteur était amarré au quai.

— Il est à moi, fit John. J’étais venu ici faire mes courses et déjeuner sur le pouce. Je m’attendais pas à un tel cirque.

— Eh bien vous l’avez eu quand même, commenta Eddie.

— Pour sûr, voilà qui est bien dit. Attention à ce coin-là, si vous ne voulez pas vous retrouver sur le derrière.