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John dévala prestement la dernière portion du chemin, s’accrochant à la rambarde pour ne pas perdre l’équilibre, glissant plus qu’il ne marchait. Il portait une paire de vieux godillots éraflés qui auraient tout à fait eu leur place dans l’Entre-Deux-Mondes, pensa Eddie.

Il fut le suivant à passer, prenant garde à sa jambe abîmée. Roland ferma la marche. De derrière eux retentit une violente explosion, aussi fracassante et fluide que les premiers tirs, mais beaucoup plus puissante.

— Ça doit être le propane de Chip, fit John.

— J’implore votre pardon ? demanda Roland.

— Du gaz, répéta Eddie calmement. Il veut dire du gaz.

— Pour sûr. Du gaz pour la cuisinière, acquiesça John.

Il monta dans le bateau, s’empara du câble du démarreur de l’Evinrude et tira dessus avec force. Le moteur, un vigoureux petit vingt-chevaux qui rappelait une machine à coudre, démarra au quart de tour.

— Montez là-dedans, les gars, qu’on vide les lieux, grogna-t-il.

Eddie grimpa à bord. Roland fit une pause, le temps de se tapoter trois fois la gorge. Eddie l’avait déjà vu accomplir ce rituel, avant de traverser un cours d’eau ; il se promit de demander des détails à Roland. Il ne devait plus jamais en avoir l’occasion. Avant que la question se présente de nouveau, la mort se serait glissée entre eux.

CINQ

L’embarcation avançait aussi silencieusement et aussi gracieusement sur l’eau que le pouvait un engin à moteur, glissant sur son propre reflet, sous un ciel d’été bleu cobalt. Derrière eux, le panache de fumée noire souillait ce bleu, s’élevant de plus en plus haut, gagnant toujours plus sur le ciel. Des dizaines de curieux, pour la plupart en short ou en maillot de bain, se tenaient sur les berges de ce petit lac, tournés vers la colonne de fumée, les mains en visière pour se protéger du soleil. Peu d’entre eux remarquèrent le passage discret et feutré du bateau à moteur. Peut-être même aucun.

— C’est l’Étang de Keywadin, au cas où vous vous demanderiez, leur précisa John.

Il tendit la main devant lui, où venait d’apparaître un autre appontement. Au bout se profilait un petit hangar à bateaux, blanc avec des finitions vertes, dont la porte coulissante était ouverte. À mesure qu’ils approchaient, Eddie et Roland purent distinguer un canoë et un kayak, attachés à l’intérieur.

— Ce hangar à bateaux, il est à moi aussi, ajouta l’homme en chemise de flanelle.

Sa diction (surtout sur bateaux) était impossible à imiter (quelque chose comme beuteu), mais les deux hommes reconnurent bien les intonations. C’étaient celles de La Calla.

— Il a l’air bien entretenu, fit remarquer Eddie, essentiellement pour dire quelque chose.

— Oh, pour sûr. Je fais un peu d’entretien, un peu de menuiserie, aussi. Ça ferait pas sérieux pour les affaires, si mon propre hangar tombait en ruine, pas vrai ?

Eddie sourit.

— Sûrement pas, non.

— J’habite à environ cinq cents mètres du rivage. Je m’appelle John Cullum.

Il tendit sa main droite à Roland, tout en continuant de guider le bateau de l’autre, loin du panache de fumée et en direction du hangar à bateaux.

Roland prit la main, qui était agréablement rêche.

— Je suis Roland Deschain, de Gilead. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, John.

À son tour, Eddie tendit la main.

— Eddie Dean, de Brooklyn. Enchanté.

John lui serra volontiers la main, mais l’observa d’un œil attentif. Quand leurs mains se séparèrent, il dit :

— Jeune homme, est-ce qu’il vient de se passer quelque chose ? Oui, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

Pas complètement honnêtement.

— Pas mis les pieds à Brooklyn depuis un bail, pas vrai, fiston ?

— Je ne suis pas allé à Morehouse, ni dans aucune maison, fit Eddie Dean, et avant que ça lui échappe de nouveau : Mia a enfermé Susannah. Elle l’a enfermée, en 1999. Suze peut bien se rendre au Dogan, mais ça ne sert à rien. Mia a verrouillé les commandes. Suze ne peut rien y faire. Elle s’est fait enlever. Elle… elle…

Il s’interrompit. L’espace d’un instant, tout lui avait paru tellement clair, comme un rêve une seconde avant le réveil. Et puis, comme il se produit fréquemment avec les rêves, il s’était évanoui. Il ne savait même plus s’il s’était agi d’un vrai message de Susannah, ou d’un pur fantasme.

Jeune homme, est-ce qu’il vient de se passer quelque chose ?

Ainsi Cullum l’avait senti, lui aussi. Ça n’était pas son imagination, alors. Plus vraisemblablement une forme de shining.

John attendit, et quand il comprit qu’Eddie n’en dirait pas plus, se tourna vers Roland.

— Il fait souvent ce genre de coup, votre copain ?

— Pas souvent, non, sai… Monsieur, je veux dire. Monsieur Cullum, je vous remercie de nous avoir aidés quand nous avions besoin d’aide. Je vous dis grand merci beaucoup-beaucoup. Il serait monstrueusement impudent de notre part de demander plus, mais…

— Mais c’est ce que vous allez faire. Pour sûr, je me disais bien.

John procéda à une minuscule correction de trajectoire vers le petit hangar, avec sa bouche grande ouverte. Roland estima qu’ils y seraient dans les cinq minutes. C’était parfait pour lui. Il ne voyait aucune objection à cette petite excursion en bateau à moteur (même s’il n’avançait pas bien vite, avec trois hommes à son bord), mais l’Étang de Keywadin était bien trop exposé à son goût. Si Jack Andolini (ou son successeur, s’il devait être remplacé) cuisinait suffisamment les badauds sur la rive, il finirait par en trouver un ou deux pour se rappeler la petite yole avec trois hommes à son bord. Et le hangar avec ses petites finitions vertes. Le hingar à beuteu de John Cullum, si ça vous sied, diraient les témoins. Mieux vaudrait alors qu’ils soient plus avant sur le Sentier du Rayon, et John Cullum en lieu sûr. Par « sûr », Roland entendait dans ce cas précis à trois regards au moins vers la ligne d’horizon, ou à une centaine de roues. Il ne doutait pas que Cullum, un parfait inconnu pour eux, leur avait sauvé la vie en débarquant au bon endroit au bon moment. La dernière chose au monde qu’il souhaitait, c’était qu’il le paie de la sienne.

— Eh bien, je ferai ce que je peux pour vous, c’est déjà décidé, mais faut d’abord que je vous demande quelque chose, tant que je peux.

Eddie et Roland échangèrent un regard furtif. Roland le mit en garde :

— Nous répondrons si nous le pouvons. Ce qui veut dire, John d’East Stoneham, si nous jugeons que la réponse sera inoffensive pour vous.

John acquiesça. Il parut se ressaisir.

— Je sais bien que vous n’êtes pas des revenants, parce qu’on vous a tous vus, dans la boutique, et que je viens de vous toucher pour vous serrer la main. Je vois bien vos ombres, aussi.

Du doigt il les désigna, à côté du bateau.

— Y a pas plus réel. Alors ma question est la suivante : est-ce que vous êtes des entrants ?

— Des entrants, répéta Eddie.

Il se tourna vers Roland, mais constata que ce dernier était totalement perdu. Eddie regarda donc de nouveau John Cullum, assis à la poupe de son bateau, le barrant en direction du hangar.

— Désolé, mais je…

— Y en a plein, dans le coin, depuis quelques années. À Waterford, Stoneham, East Stoneham, Lovell, Sweden… Même jusqu’à Bridgton et Denmark.