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— Je vais peut-être m’en rouler une.

— Oh, je peux faire mieux que ça, fit Cullum en quittant de nouveau le salon.

La pièce d’à côté était un bureau à peine plus grand qu’un placard. Le bureau ancien en son centre n’était pas bien grand, pourtant Cullum dut se mettre de profil pour le contourner.

— Bon Dieu ! s’exclama de nouveau Eddie, en apercevant la balle dont voulait sans doute parler Cullum. Un autographe du Babe !

— Pour sûr, acquiesça leur hôte. Pas quand il jouait pour les Yankees, j’en ai rien à faire, d’une balle signée par un Yankee. Celle-là, il l’a signée quand il portait encore le maillot des Red Sox… (il s’interrompit). Les voilà, je savais bien qu’il m’en restait. Elles sont peut-être plus très fraîches, mais, comme disait ma mère, c’est toujours plus frais que quand y en a pas du tout. Et voilà, monsieur. C’est mon neveu qui les a laissées. De toute façon, il est trop jeune pour fumer.

Cullum tendit au Pistolero un paquet de cigarettes aux trois quarts plein. Roland les fit tourner dans sa main d’un air songeur, puis désigna le nom inscrit sur le paquet.

— Je vois le dessin d’un dromadaire, mais ça n’est pas ça qui est écrit, n’est-ce pas ?

Cullum sourit à Roland avec une sorte d’étonnement prudent.

— Non. Ce mot, c’est Camel, qui veut dire « chameau ». C’est presque la même chose.

— Ah, fit Roland en essayant de prendre l’air d’avoir compris.

Il extirpa une cigarette du paquet, en étudia le filtre, puis mit l’autre extrémité entre ses lèvres.

— Non, dans l’autre sens, lui indiqua Cullum.

— Vraiment ?

— Pour sûr.

— Bon sang, Roland ! Il a une Bobby Doerr… deux Ted Williams… une Johnny Pesky… une Frank Malzone…

— Ces noms… ils ne vous disent rien du tout, pas vrai ? demanda Cullum à Roland.

— Non, répondit-il. Mon ami… merci.

Il approcha sa cigarette de l’allumette que lui tendait sai Cullum.

— Mon ami n’est plus venu par ici depuis un bon moment. Je pense que ça lui manque.

— Vingt dieux, fit Cullum. Des entrants ! Des entrants chez moi ! J’ai du mal à le croire !

— Où est Dewey Evans ? demanda Eddie. Vous n’avez pas de balle de Dewey Evans.

— Pardon ? fit Cullum (Paaa-aaadon entendirent-ils).

— Peut-être qu’on ne l’appelle pas encore comme ça, fit Eddie, presque pour lui-même. Dwight Evans ? L’ailier droit ?

— Oh, acquiesça Cullum. Eh bien, je n’ai que les meilleurs, ici, tu vois bien.

— Dewey joue dans la cour des grands, vous pouvez me croire. Peut-être qu’il ne mérite pas encore sa place au palmarès chez John Cullum, mais attendez quelques années. Attendez 1986. Et d’ailleurs, John, puisque vous êtes un grand fan, je voudrais vous dire deux mots. Vous êtes d’accord ?

— Bien sûr.

À l’oreille, on se serait cru à La Calla (B’in sû-eu).

Pendant ce temps, Roland se mit à fumer. Il expira la fumée et regarda sa cigarette d’un air perplexe.

— Ces deux mots sont Roger Clemens, fit Eddie. N’oubliez pas ce nom.

— Clemens, répéta Cullum d’un air dubitatif.

Au loin, en provenance de l’autre rive de l’Étang de Keywadin, monta le son de nouvelles sirènes.

— Roger Clemens, pour sûr, je m’en souviendrai. C’est qui ?

— Vous voudrez l’ajouter à votre collection, pour résumer, dit le jeune homme en tapotant l’étagère. Peut-être même juste à côté du Babe.

Les yeux de Cullum se mirent à briller.

— Dis-moi une chose, fiston. Est-ce que les Red Sox ont tout gagné, déjà ? Est-ce qu’ils ont…

— Ce n’est pas une cigarette, c’est juste de l’air un peu terreux, fit Roland.

Il lança à Cullum un regard de reproche qui ne lui ressemblait tellement pas qu’il fit sourire Eddie.

— Aucun goût, pour ainsi dire. Est-ce que les gens les fument, vraiment ?

Cullum prit la cigarette des mains de Roland, la cassa à hauteur du filtre, et la lui rendit.

— Essayez comme ça, dit-il en se concentrant de nouveau sur Eddie.

— Alors ? Je vous ai tirés d’un mauvais pas, là-bas, vous me devez bien ça. Est-ce qu’ils ont gagné le Championnat ? Jusqu’à ton départ, du moins ?

Le sourire d’Eddie s’évanouit et il adressa au vieil homme un regard sérieux.

— Si vous voulez vraiment une réponse, je vous la donnerai, John. Mais est-ce que vous la voulez ?

John réfléchit en tirant sur sa pipe. Puis il finit par répondre.

— Non, je pense que non. Ça gâcherait le plaisir.

— Je vais vous donner une piste, fit Eddie d’un ton jovial — les pilules que lui avait refilées John lui avaient redonné un coup de fouet, et il se sentait d’humeur joviale… un peu, du moins —, ce serait trop bête de mourir avant 1986. Ça va être royal, je peux vous dire.

— Pour sûr ?

— Je dis bien vrai, absolument.

Puis Eddie se tourna vers le Pistolero.

— Qu’est-ce qu’on va faire, pour notre gunna, Roland ?

Roland n’y avait pas pensé une seconde. Le peu de biens qu’il leur restait, depuis le couteau à tailler d’Eddie, acheté chez Took, jusqu’au vieux sac-serre de Roland, que lui avait donné son père, par-delà l’horizon lointain du temps, étaient restés de l’autre côté, quand ils avaient franchi la porte. Quand ils s’étaient fait projeter à travers la porte. Le Pistolero imaginait que leur gunna reposait quelque part, sur la poussière, devant la boutique d’East Stoneham, même s’il n’avait pas de souvenirs précis ; il était trop préoccupé de mettre Eddie (et lui-même) à l’abri, afin que le tireur à la carabine ne leur fasse pas sauter le caisson. Repenser à tous ces vieux compagnons de route, calcinés dans l’incendie qui avait dû détruire la boutique, fit mal à Roland. C’était pire encore de les imaginer aux mains de Jack Andolini. Roland eut une vision fugitive mais très vivace de son sac-serre accroché à la ceinture d’Andolini comme un sac banane (ou le scalp d’un ennemi) et cette vision le fit grimacer.

— Roland ? Et notre…

— Nous avons nos armes, c’est tout ce dont nous avons besoin, dit Roland, plus sèchement qu’il l’aurait voulu. Jake a le livre Tchou-tchou, et je peux nous confectionner une nouvelle boussole, si le besoin se présente. Sinon…

— Mais…

— Si tu veux parler de vos affaires, fiston, je peux faire ma petite enquête, le moment venu, proposa Cullum. Mais pour l’instant, je dirais que ton ami a raison.

Eddie savait que son ami avait raison. Son ami avait presque toujours raison, et ça restait une des rares choses qu’Eddie détestait chez lui. Il voulait son gunna, bon sang, et pas seulement pour avoir un jean et une chemise propres. Pas non plus pour les munitions ou son couteau, si beau fût-il. Il gardait une mèche de cheveux de Susannah dans son sac à malice en cuir, et elle portait encore un peu de son odeur. Voilà ce qui lui manquait. Mais impossible de revenir en arrière.

— John, fit-il, quel jour sommes-nous ?

L’homme haussa ses sourcils gris et broussailleux.

— Tu es sérieux ?

Et quand Eddie hocha la tête :

— Le neuf juillet. De l’an de grâce mil neuf cent soixante-dix-sept.

Eddie émit un sifflement silencieux à travers ses lèvres.