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Roland s’était rendu à la fenêtre pour jeter un œil dehors, tenant entre ses doigts le bout rougeoyant de sa cigarette Dromadaire. À l’arrière de la maison, rien que des arbres et quelques alléchantes bribes bleues de ce que Cullum appelait « le Keywadin ». Mais la colonne de fumée noire était toujours visible dans le ciel, comme pour lui rappeler que la sensation de paix que pouvaient susciter en lui ces lieux n’était qu’une illusion. Il fallait qu’ils partent. Et quelle que fût sa peur panique concernant Susannah Dean, maintenant qu’ils étaient ici, il leur fallait trouver Calvin Tower et en terminer avec lui. Et vite. Parce que…

Comme s’il lisait dans ses pensées, Eddie compléta la phrase :

— Roland ? Le temps presse. Le temps de ce côté-ci s’accélère.

— Je sais.

— Ce qui veut dire que, quoi qu’on fasse, on a intérêt à le faire bien du premier coup, parce que, dans ce monde, on ne sait jamais si on peut revenir plus tôt. Il n’y a pas de seconde chance.

Ça aussi, Roland le savait.

DEUX

— Cet homme que nous recherchons est de New York, expliqua Eddie à John Cullum.

— Pour sûr, il en vient plein dans le coin, l’été.

— Il s’appelle Calvin Tower. Il est avec un de ses amis, Aaron Deepneau.

Cullum ouvrit la vitrine contenant les balles de base-ball, en prit une marquée du nom de Cari Yastrzemski en travers, de cette écriture bizarrement parfaite dont seuls semblaient capables les athlètes de haut niveau (pour ce qu’Eddie en avait vu, c’était plutôt l’orthographe qui leur posait problème), et se mit à jouer avec, la faisant passer d’une main à l’autre.

— À partir du mois de juin, il s’entasse ici des gens venus de partout — tu es au courant, pas vrai ?

— Oui, je sais, fit Eddie, déjà découragé.

Il se dit qu’il était possible que Triple Mocheté ait déjà mis la main sur Cal Tower. Peut-être l’embuscade à la boutique avait-elle été le dessert, pour ce vieux Jack.

— J’imagine que vous ne pouvez pas…

— Si je peux pas, autant me mettre tout de suite au vert, fit Cullum avec une pointe d’humour, en lançant la balle Yaz à Eddie.

Il la tint dans la main droite, tout en lissant les coutures rouges des doigts de l’autre main. Le contact de la balle lui fit monter une boule dans la gorge qui le prit par surprise. Si une balle de base-ball ne lui procurait pas le sentiment d’être chez lui, rien d’autre ne le pourrait. Sauf qu’il n’était plus chez lui, dans ce monde. John disait vrai, il n’était qu’un entrant.

— Que voulez-vous dire ? demanda Roland.

Eddie lui lança la balle, et le Pistolero l’attrapa sans même détacher les yeux de John Cullum.

— Je ne m’embarrasse pas des noms, mais ça ne m’empêche pas de connaître tout le monde qui entre dans cette ville, dit-il. Je les connais de vue. C’est le boulot de n’importe quel gardien digne de ce nom, j’imagine. De savoir qui entre dans son territoire.

Roland hocha la tête, indiquant qu’il comprenait parfaitement ce sentiment.

— Dites-moi à quoi il ressemble, ce type.

Ce fut Eddie qui répondit.

— Il mesure à peu près un mètre soixante-quinze et il doit peser dans les… cent dix kilos.

— Plutôt costaud, alors.

— Pour sûr. Ah oui, et il n’a presque plus de cheveux, sur les côtés du front.

Eddie porta les mains à son propre front et repoussa ses cheveux en arrière, découvrant ses tempes — dont l’une, depuis le passage fatal à travers la Porte Dérobée, laissait toujours suinter du sang. La douleur dans l’avant-bras gauche le fit grimacer, mais là, au moins, le saignement s’était presque interrompu. Eddie s’inquiétait plus de la balle qu’il avait prise dans la jambe. Pour l’instant, le Percodan de Cullum faisait effet contre la douleur, mais si la balle était encore à l’intérieur — et Eddie avait toutes les raisons de le croire — il faudrait bien qu’elle finisse par en ressortir.

— Quel âge il a ? demanda Cullum.

Eddie jeta un regard à Roland, qui se contenta de secouer la tête. Roland avait-il seulement déjà vu Tower ? En cet instant précis, Eddie ne s’en souvenait pas. Il aurait dit que non.

— La cinquantaine, je dirais.

— C’est le collectionneur de livres, c’est ça ?

Cullum éclata de rire en voyant l’expression de surprise sur le visage d’Eddie.

— Je vous le disais, je veille au grain, les vacanciers, je les surveille. Faut essayer de repérer les pique-assiettes. Voire les voleurs. Une fois, il y a huit ou neuf ans, on a eu cette femme du New Jersey, une pyromane — Cullum secoua la tête — ; elle avait l’air d’une gentille bibliothécaire de province, le genre qui n’ose jamais ouvrir le bec, et elle mettait le feu aux granges dans tout le patelin. Stoneham, Lovell et Waterford.

— Comment savez-vous qu’il est marchand de livres ? demanda Roland en renvoyant la balle à Cullum, qui la fit immédiatement passer à Eddie.

— Ça, je ne le savais pas. Je savais qu’il les collectionnait, parce qu’il l’a dit à Jane Sargus. Jane tient une petite boutique sur Dimity Road, à l’embranchement de la Route 5. C’est à un ou deux kilomètres d’ici, au sud. C’est d’ailleurs sur Dimity Road que ce type et son ami logent, si on parle bien des mêmes. On dirait bien.

— Son ami s’appelle Deepneau, fit Eddie en renvoyant la balle Yaz à Roland.

Le Pistolero l’attrapa, la relança à Cullum, puis se rendit près de la cheminée et jeta le mégot de sa cigarette sur le petit tas de branchages empilés dans l’âtre.

— Comme je vous ai dit, vous embarrassez pas de noms, mais le copain de ce type est maigre et il a dans les soixante-dix ans. Il marche comme un gars qui a mal aux hanches. Il porte des lunettes à monture métallique.

— C’est lui, pas de doute, confirma Eddie.

— Janey a une petite boutique, Antiquités du Terroir, elle l’a appelée. Elle a mis deux trois meubles dans une grange, des commodes et des armoires, ce genre de choses, mais elle est surtout spécialisée dans le patchwork, la vaisselle et les vieux livres. C’est ce que dit l’enseigne, à l’entrée.

— Alors Cal Tower… quoi ? Il est entré comme ça et il a commencé à regarder ?

Eddie ne pouvait le croire, et en même temps, ça lui paraissait tout à fait plausible. Tower avait essayé de feinter, quand il s’était agi de quitter New York, même après que Jack et George Biondi avaient menacé de mettre le feu à ses livres les plus précieux, juste sous ses yeux. Et une fois que Deepneau et lui étaient arrivés à destination, cet idiot avait signé un formulaire de poste restante au bureau local — ou du moins son ami Aaron l’avait fait pour lui, et pour les méchants, ça revenait au même. Callahan lui avait laissé un mot lui ordonnant d’arrêter de faire de la publicité dans tout East Stoneham. Comment peut-on être aussi stupide ??? c’était le dernier signe du Père à sai Tower, et la réponse semblait être : très facilement, il suffit d’y mettre un peu de bonne volonté.

— Pour sûr, dit Cullum. Sauf qu’il a fait beaucoup plus que jeter un œil (ses yeux, aussi bleus que ceux de Roland, scintillaient). Il en a acheté pour deux cents dollars, de la lecture.

Il a payé en traveller’s checks. Et alors il lui a demandé une liste des autres librairies d’occasion de la région. Ça en fait quelques-unes, si on compte Notions, à Norway, et Corbeilles et Merveilles, à Fryeburg. Et il lui a aussi fait écrire le nom des gens du coin qui ont des collections de livres, et qui font parfois des vide-greniers. Jane était terriblement excitée. Elle en a parlé dans toute la ville, pour sûr.