Eddie se porta la main au front et poussa un grognement éloquent. C’était bien le type qu’il avait rencontré, c’était bien Calvin Tower tout craché. Mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Qu’est-ce qu’il avait cru ? Qu’une fois arrivé au nord de Boston, il était tiré d’affaire ?
— Vous pouvez nous dire où le trouver ? demanda Roland.
— Oh, je peux même faire mieux que ça. Je peux vous mener directement à eux.
Roland jouait avec la balle, la faisant passer d’une main à l’autre. Il s’interrompit et secoua la tête.
— Non, vous, vous irez ailleurs.
— Où ça ?
— N’importe où où vous serez en sécurité, dit Roland. Je ne veux rien savoir d’autre, sai, aucun de nous ne veut savoir.
— Et moi je dis, bon sang, je suis pas sûr d’aimer beaucoup ça.
— Peu importe. Le temps presse.
Roland réfléchit un instant.
— Vous avez une cartomobile ?
Cullum eut l’air un peu déstabilisé, puis répondit, avec un grand sourire :
— Ouaip, une cartomobile et aussi une camionmobile. Je suis blindé.
Qui sonna comme blandé.
— Alors vous allez nous conduire à Dimity Road, chez Tower, dans l’un des deux, et pendant ce temps Eddie… — il marqua une pause —, Eddie, tu sais toujours conduire ?
— Roland, tu me fais de la peine, là.
Roland, qui n’avait jamais eu beaucoup d’humour, même au mieux de sa forme, ne sourit pas. Il reporta plutôt son attention sur le dan-tete — le petit sauveur — que le ka avait placé sur leur chemin.
— Une fois que nous aurons trouvé Tower, vous partirez de votre côté, John. Ce qui veut dire : n’importe où où nous ne serons pas. Prenez des petites vacances, si cela vous sied. Deux jours devraient suffire, puis vous pourrez reprendre vos affaires.
Roland espérait que leurs affaires à eux, à East Stoneham, seraient réglées avant le coucher du soleil, mais il ne voulait pas s’attirer la poisse en le disant à voix haute.
— Vous n’avez pas l’air de comprendre… c’est la période pleine, pour moi, dit Cullum.
Il tendit les mains, et Roland lui lança la balle.
— J’ai un hangar à peindre… et une grange dont les bardeaux ont besoin d’être retapés…
— Si vous restez avec nous, l’interrompit Roland, vous pourriez bien ne plus jamais voir un bardeau de votre vie.
Cullum le considéra en fronçant les sourcils, essayant visiblement de mesurer jusqu’à quel point il était sérieux. Le résultat ne lui fit pas plaisir.
Pendant ce temps, Eddie se surprit à se demander une nouvelle fois si Roland avait déjà vu Tower de ses propres yeux. Et il se rendit compte qu’il s’était trompé dans sa réponse la première fois — Roland l’avait bel et bien vu.
Bien sûr, qu’il l’a vu. C’est Roland qui a fait passer la bibliothèque remplie des premières éditions de Tower dans la Grotte de la Porte. Roland le regardait bien en face. Sa vision était peut-être un peu déformée, mais…
Eddie perdit le fil de son raisonnement, et par association d’idées, ses pensées revinrent inévitablement sur les livres précieux de Tower, des raretés telles que Le Dogan, de Benjamin Slightman Jr, et Salem, de Stephen King.
— Je prends juste mes clés et on est partis, dit Cullum, mais avant qu’il ait pu se retourner, Eddie lui lança :
— Attendez.
Cullum lui jeta un regard interrogateur.
— On a encore deux ou trois choses à éclaircir, il me semble.
Et il leva les mains, attendant la balle.
— Eddie, notre temps presse, lui rappela Roland.
— Je le sais, répondit le jeune homme. Et je le sais sans doute mieux que toi, parce que c’est contre ma femme que l’horloge tourne. Si je pouvais, je laisserais ce connard de Tower aux mains de Jack et je mettrais toute mon énergie à retrouver Susannah. Mais le ka ne me laissera pas faire. Ton foutu ka.
— Il nous faut…
— La ferme.
Jamais il n’avait parlé ainsi à Roland, mais à présent les mots sortaient tout seuls, et il ne ressentit aucune urgence de les retenir. En esprit, Eddie entendit résonner un vieux chant de La Calla : Comme à Commala, la palabre ne s’achève pas là.
— Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? lui demanda Cullum.
— Un homme du nom de Stephen King. Ça vous dit quelque chose ?
Et aux yeux de Cullum, il vit que oui.
— Eddie, tenta Roland d’une voix étrangement humble, que le jeune homme ne lui avait jamais entendue.
Il est aussi paumé que moi.
Pas rassurant, comme perspective.
— Andolini est peut-être toujours à notre recherche. Et surtout, il est sans doute à la recherche de Tower, maintenant qu’on lui a filé entre les doigts… et comme sai Cullum nous l’a dit clairement, Tower a fait en sorte de ne pas être trop difficile à trouver.
— Écoutez-moi, répliqua Eddie. Je joue à l’intuition, sur ce coup-là, mais il n’y a pas que de l’intuition. On a rencontré un homme, Ben Slightman, et cet homme a écrit un livre, dans un autre monde. Dans le monde de Tower. Dans ce monde-ci. Et on en a rencontré un autre, Donald Callahan, qui est le personnage d’un livre d’un autre monde. De ce monde-ci, encore une fois.
Cullum lui avait renvoyé la balle et Eddie la lança à Roland, sournoisement, et fort. Le Pistolero l’attrapa sans peine.
— C’aurait pu me paraître insignifiant, sauf qu’on est littéralement hantés par les livres, pas vrai ? Le Dogan. Le Magicien d’Oz. Charlie le Tchou-tchou. Et même la composition de fin d’année de Jake. Et maintenant, Salem. Je me dis que si ce Stephen King est réel…
— Oh, il est bien réel, fit Cullum.
Il jeta un œil par la fenêtre, en direction de l’Étang de Keywadin, balayé par les hurlements des sirènes, sur l’autre rive. Il contempla la colonne de fumée, qui maculait à présent tout le ciel bleu de sa noirceur hideuse. Puis il leva la main, attendant la balle de base-ball. Roland la lui lança en un long arc de cercle dont l’apogée effleura presque le plafond.
— Et ce livre qui vous met dans tous vos états, je l’ai lu. Je l’ai acheté à la ville, chez Bookland. J’ai trouvé que c’était une histoire fumante, aussi.
— Une histoire de vampires.
— Pour sûr, je l’ai entendu en parler à la radio. Il dit que l’idée lui est venue de Dracula.
— Vous avez entendu l’auteur à la radio, répéta Eddie.
Il ressentait de nouveau cette sensation d’euphorie cosmique, d’impatience et d’excitation. Il l’attribua au Percodan. Sans succès. Soudain il se sentit étrangement irréel, comme une ombre au travers de laquelle on pourrait voir, aussi légère que… eh bien, que la page d’un livre. Rien ne servait de comprendre que ce monde, celui de l’été 1977, sur le Rayon du temps, semblait réel, réel comme ne l’était aucun des autres où et quand — y compris les siens propres. Et ce sentiment était totalement subjectif, pas vrai ? Si on allait au fond des choses, comment pouvait-on être sûr qu’on n’était pas tous des personnages de romans ? Ou des pensées fugitives, passant par la tête d’un guignol assis dans le bus ? Ou une poussière éphémère dans l’œil de Dieu ? Ces pensées avaient quelque chose de fou, et avec un petit effort, elles pouvaient même vous rendre fou…