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L.

— Shardik, précisa Eddie, en contemplant les dernières étincelles qui embrasaient l’horizon, vers l’est. C’est le nom de l’ours.

— Oui, Shardik, acquiesça Jake. Nous nous trouvons donc sur le Rayon de l’Ours. Tous les Rayons se rejoignent à la Tour Sombre. Notre Rayon, de l’autre côté de la Tour…

Et sur ces paroles, il se tourna vers Roland et l’interrogea du regard. Lequel, à son tour, regarda Eddie Dean. Même maintenant, semblait-il, Roland n’avait pas achevé son enseignement de la Voie d’Eld.

Ou bien Eddie ne vit pas son regard, ou bien il choisit de l’ignorer, mais Roland ne se laissa pas désarçonner.

— Eddie ? murmura-t-il.

— Nous nous trouvons sur le Rayon de l’Ours, sur la Voie de la Tortue, répondit-il d’un air distrait. Je ne vois vraiment pas ce que ça change, parce qu’on s’arrêtera à la Tour, mais de l’autre côté, le Rayon s’appelle Rayon de la Tortue, Voie de l’Ours.

Puis il se mit à réciter :

Vois la TORTUE comme elle est ronde Sur son dos repose le monde Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil ; Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis.

À ce stade, Rosalita prit le relais :

Sur son dos la vérité va bien accompagnée Et voici l’amour et le devoir comme mariés. La mer et la terre elle aime également, Et même moi, malheureux enfant.

— Ce n’est pas tout à fait ainsi que je l’ai appris au berceau, puis enseigné à mes amis, dit Roland, mais c’est assez proche, par ma montre et mon billet.

— La Grande Tortue s’appelle Maturin, fit Jake en haussant les épaules. Pour ce que ça vaut.

— Vous n’avez aucun moyen de deviner lequel a lâché ? demanda Callahan, en fixant attentivement Roland.

Le Pistolero secoua la tête.

— Tout ce que je sais, c’est que Jake dit vrai — ce n’était pas le nôtre. Si ç’avait été le cas, il ne resterait plus rien à deux cents kilomètres à la ronde, autour de Calla Bryn Sturgis.

Peut-être même à mille kilomètres, qui pouvait le dire ?

— Les oiseaux eux-mêmes seraient tombés du ciel, en flammes.

— Vous voulez parler d’Armageddon, constata Callahan, à voix basse et troublée.

Roland secoua la tête, sans pour autant contredire tout à fait le prêtre.

— Je ne connais pas ce terme, Père, mais ce dont je parle, c’est de la grande mort et de la grande destruction, c’est certain. Et quelque part — le long du Rayon qui relie le Poisson au Rat, peut-être — c’est ce qui est en train de se passer en ce moment.

— Es-tu certain de ce que tu dis ? demanda Rosa, à voix à peine audible.

Roland opina. Il avait déjà vécu ça auparavant, une fois, lors de la chute de Gilead, qui avait marqué la fin de la civilisation telle qu’il la connaissait jusqu’alors. Lorsqu’il s’était retrouvé à errer, avec Cuthbert, Alain et Jamie, et les quelques autres membres de leur ka-tet. L’un des six Rayons s’était alors brisé, et ce n’était certainement pas le premier.

— Combien reste-t-il de Rayons, pour soutenir la Tour ? demanda Callahan.

Pour la première fois, Eddie sembla s’intéresser à autre chose qu’au destin de son épouse perdue. Il regardait Roland avec ce qui ressemblait presque à de l’attention. Et ça paraissait logique : c’était en effet la question cruciale. Toutes choses servent le Rayon, comme on disait, et bien que la vérité fût en fait que toutes choses servaient la Tour, c’étaient bel et bien les Rayons qui la maintenaient debout. S’ils se mettaient à lâcher…

— Deux, répondit Roland. Il doit en rester au moins deux, je dirais. Celui qui passe par Calla Bryn Sturgis, et un autre. Mais Dieu seul sait combien de temps ils tiendront encore. Même sans compter l’œuvre des Briseurs, je doute qu’ils résistent très longtemps. Il nous faut faire vite.

Eddie s’était raidi.

— Si tu suggères que l’on continue sans Suze…

Roland secoua la tête dans un mouvement d’impatience, comme pour dire à Eddie de ne pas jouer les idiots.

— Nous ne pouvons pas atteindre la Tour sans elle. Pour autant que je sache, nous ne pouvons atteindre la Tour sans le p’tit gars de Mia. Tout est entre les mains du ka, et il y avait autrefois un dicton, dans mon pays : « Le ka n’a ni cœur ni esprit. »

— Je suis tout à fait d’accord avec ça, répliqua Eddie.

— Et on aura peut-être un autre problème à résoudre, hasarda Jake.

Eddie fronça les sourcils en se tournant vers lui.

— On n’a vraiment pas besoin de ça.

— Je sais, mais… que se passera-t-il si le tremblement de terre a bloqué l’entrée de la grotte ? Ou si… — Jake hésita, puis, à contrecœur, finit par exprimer ce qui l’effrayait réellement — ou si tout s’est complètement effondré ?

Eddie l’attrapa par la chemise, serrant le tissu en boule dans son poing.

— Ne dis pas une chose pareille. Ne pense même pas une chose pareille.

À présent, ils entendaient des voix en provenance de la ville. Les folken devaient être en train de se réunir de nouveau sur la Pelouse, pensa Roland. Il pensa même que cette journée — et, maintenant, cette nuit — resterait gravée dans les mémoires pendant un millénaire, à Calla Bryn Sturgis. Si la Tour tenait bon, bien sûr.

Eddie lâcha la chemise de Jake, puis passa plusieurs fois la main sur l’endroit qu’il avait froissé, comme pour en lisser les plis. Il tenta un sourire qui lui donna l’air faible et vieux.

Roland se tourna vers Callahan.

— Les Manni viendront-ils quand même, demain ? Vous connaissez ces gens-là mieux que moi.

Callahan haussa les épaules.

— Henchick est un homme de parole. Maintenant, quant à savoir s’il saura se faire suivre des autres, après ce qui vient de se produire… ça, Roland, je n’en sais rien.

— Il a plutôt intérêt, fit Eddie d’une voix sombre. Il a vraiment intérêt à y arriver.

Roland de Gilead reprit :

— Qui est partant pour un Surveille-Moi ?

Eddie lui jeta un regard incrédule.

— On va être debout jusqu’à l’aube, expliqua le Pistolero. Autant essayer de passer le temps.

Ainsi jouèrent-ils au Surveille-Moi, et Rosalita gagna main après main, additionnant leurs scores sur un morceau d’ardoise sans l’ombre d’un sourire de triomphe — sans même aucune expression que Jake fût capable de décrypter. Du moins, pas au début. Il fut tenté d’essayer le shining, mais il avait décidé que, hormis pour les motifs de la plus haute importance, c’était mal d’en faire usage. S’en servir pour voir ce qui se cachait derrière le visage impassible de Rosa revenait à l’espionner pendant qu’elle se déshabillait. Ou à les espionner en train de faire l’amour, elle et Roland.

Pourtant, alors que le jeu se poursuivait et qu’au nord-est l’horizon finissait par s’éclaircir, Jake se rendit compte qu’il savait bel et bien à quoi elle pensait, parce que c’était ce à quoi il pensait, lui aussi. De façon plus ou moins consciente, à partir de maintenant et jusqu’à la fin, ils allaient tous penser à ces deux derniers Rayons.