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Eddie marmonna quelque chose entre ses dents, que Deepneau lui demanda de répéter. Eddie n’en fit rien. Il avait dit ça me paraît bien.

— Nous saurons le convaincre, affirma Roland.

— Je n’en serais pas si sûr, à votre place, l’ami.

— Nous saurons le convaincre, répéta le Pistolero.

Le ton de sa voix était sans appel.

Dehors, une petite voiture anonyme (un petit modèle de location Hertz, pour autant qu’Eddie pouvait en juger) s’engagea dans la clairière et s’arrêta.

Tiens ta langue, tiens ta langue, se répéta Eddie, mais au moment où Calvin Tower sortait prestement de la voiture (lançant au nouveau véhicule apparu dans l’allée un vague regard hâtif), Eddie sentit de nouveau le sang battre à ses tempes. Il serra les poings, et lorsque ses ongles s’enfoncèrent dans la paume de ses mains, la douleur lui fit monter aux lèvres un grand sourire de satisfaction amère.

Tower ouvrit le coffre de sa Chevrolet de location et en sortit un gros sac. Sa dernière prise, se dit le jeune homme. Tower jeta un bref regard vers le sud et la colonne de fumée dans le ciel, puis il haussa les épaules et se dirigea vers le bungalow.

C’est très bien, pensa Eddie, très bien, espèce de salope, il y a juste un peu le feu, mais qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Malgré les élancements de douleur qui remontaient dans son bras blessé, Eddie serra plus fort les poings, plantant ses ongles plus profond.

Tu ne peux pas le tuer, Eddie, dit Susannah. Tu le sais, pas vrai ?

Le savait-il ? Et même s’il le savait, pouvait-il écouter la voix de Suze ? La voix de la raison, en l’occurrence ? Eddie n’en savait rien. Ce qu’il savait, c’était que la véritable Susannah était partie, qu’elle avait sur l’épaule une guenon du nom de Mia et qu’elle avait disparu dans la gueule béante de l’avenir. Tower, d’un autre côté, était bien là. Ce qui avait un sens, finalement. Eddie avait lu quelque part que les seuls survivants de la guerre nucléaire seraient très vraisemblablement les cafards.

Peu importe, trésor. Tiens ta langue encore un peu et laisse Roland se charger de ça. Tu ne peux pas le tuer ! Non, sans doute pas.

Pas tant que sai Tower n’aurait pas signé en bas de la feuille. Après ça, cependant… après ça…

SIX

— Aaron ! appela Tower en montant les marches du perron.

Roland intercepta le regard de Deepneau et posa un doigt sur ses lèvres.

— Aaron ! Hé ! Aaron !

Tower avait l’air fort et heureux d’être en vie — pas le profil du type en cavale, plutôt le type qui profite de ses vacances pour poursuivre ses petites affaires.

— Aaron, je suis allé chez cette veuve d’East Fryeburg, et tu ne le croiras pas, elle avait tous les romans écrits par Herman Wouk, tous ! Pas les éditions club, en plus, alors que je m’attendais à ça, mais…

Le scroink de la porte grillagée qui s’ouvrait fut suivi par des bruits de semelles sur les planches.

— Premières éditions Doubleday ! Le Souffle de la guerre ! Ouragan sur le Caine ! Je dirais qu’il y en a de l’autre côté de ce lac qui feraient bien de vérifier qu’ils ont payé leur assurance incendie, parce que…

Il entra. Vit Aaron. Vit Roland assis en face de Deepneau, qui le fixait calmement de ce regard bleu effrayant, avec les pattes-d’oie au coin des yeux. Et, pour finir, il vit Eddie. Mais Eddie ne le vit pas. Au dernier moment, Eddie Dean avait baissé ses mains serrées entre ses genoux, puis la tête, si bien que son regard se fixait sur le plancher en dessous d’eux. Il tenait sa langue. Il se la mordait presque, pour tout dire. Deux gouttes de sang étaient apparues au coin de son pouce droit. Il concentra son regard dessus. Il fixa chaque iota de son attention sur ces deux gouttes de sang. Parce que, s’il levait les yeux sur le propriétaire de cette voix joviale, Eddie allait très certainement le massacrer.

Il a vu notre voiture. Il l’a vue, mais il n’est même pas allé vérifier. Il n’a pas non plus appelé son ami pour savoir qui était là, ou si tout allait bien. Parce que tout ce qu’il avait en tête, c’était ce Herman Wouk, pas en édition club, le vrai truc. Pas de soucis, mon pote. Parce que tu vois pas plus loin que Jack Andolini lui-même. Toi et Jack, vous êtes rien d’autre qu’une bande de cafards en loques, qui galopez sur le sol de l’univers. On garde un œil sur le gros lot, pas vrai ? Un œil sur ce putain de gros lot.

— Vous, dit Tower, et toute joie, toute excitation avait disparu de sa voix. Le type de…

— Le type de nulle part, fit Eddie sans relever la tête. Le type qui vous a débarrassé de Jack Andolini quand vous étiez à deux doigts de chier dans votre froc. Et voilà comment vous me remerciez. Vous faites un drôle de bonhomme, pas vrai ?

Dès qu’il eut fini, il se força à serrer les dents et à tenir sa langue. Ses mains serrées tremblaient. Il s’attendait à voir Roland intervenir — il le ferait, forcément, Eddie n’allait pas devoir s’occuper de ce monstre d’égoïsme tout seul, il en était incapable —, mais Roland ne dit rien.

Tower se mit à rire. D’un rire nerveux et cassant, comme sa voix quand il avait compris qui se trouvait dans la cuisine de sa cabane de location.

— Oh, monsieur… monsieur Dean… je pense réellement que vous avez exagéré la gravité de la situation.

— Tout ce que je me rappelle, fit Eddie, toujours sans lever les yeux, c’est l’odeur d’essence. J’ai tiré avec l’arme de mon dinh, vous vous en souvenez ? J’imagine qu’on a de la chance qu’il n’y ait pas eu de vapeurs, et que j’aie tiré dans la bonne direction. Ils ont versé de l’essence partout, dans le coin de votre bureau. Ils allaient mettre le feu à vos livres préférés… ou, devrais-je dire, à vos meilleurs amis, à votre famille ? Parce que c’est ce qu’ils sont pour vous, pas vrai ? Et Deepneau, vous le mettez où, bordel ? C’est rien d’autre qu’un pauvre vieux avec un cancer, qui part en cavale avec vous quand vous avez juste besoin d’un compagnon de cavale ? Vous le laisseriez crever dans le fossé, si quelqu’un vous proposait une première édition de Shakespeare ou un Hemingway un peu rare.

— Voilà qui est injuste ! s’écria Tower. Il se trouve que j’ai appris que ma librairie avait été brûlée et, par mégarde, je n’ai pas pris d’assurance ! Je suis ruiné, et par votre faute ! Je vous ordonne de sortir d’ici !

— Tu as résilié cette assurance parce que tu avais besoin de liquide pour acheter cette collection d’Hopalong Cassidy, dans la succession Clarence Mulford, l’année dernière, dit doucement Aaron Deepneau. Tu m’as dit que la suspension de l’assurance n’était que provisoire, mais…

— Elle l’était !

Il avait l’air à la fois blessé et surpris, comme si la trahison de ce côté le prenait totalement au dépourvu. C’était peut-être le cas.

— Elle était temporaire, bon sang !

— … mais s’en prendre à ce jeune homme, poursuivit Deepneau sur le même ton calme mais plein de regret, voilà qui me paraît très injuste.

— Je vous ordonne de sortir ! lança Tower à Eddie, en retroussant les lèvres. Vous et votre ami ! Je n’ai aucune intention de faire affaire avec vous ! Et si vous avez cru le contraire, c’était… un malentendu !

Il s’accrocha à ce dernier mot comme à un trophée, et le cria presque.