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Eddie s’autorisa à s’allonger un moment dans la cuisine-salle à manger de la cabane. Comprenait-il lui-même ce qu’il disait ? Ou comment Aaron Deepneau — sans doute new-yorkais depuis toujours — pouvait affirmer avec tant d’assurance et de désinvolture que Co-op City se situait dans le Bronx, alors qu’Eddie savait très bien que c’était à Brooklyn ?

Il ne comprenait pas tout, mais il en comprenait assez pour paniquer complètement. D’autres mondes. Peut-être une infinité de mondes, tournant tous autour de cet axe qu’était la Tour. Ils étaient tous semblables, mais il existait bel et bien des différences. Des hommes politiques différents sur les billets de banque. Des marques de voitures différentes — des Takuro Spirit à la place des Datsun, par exemple — et des équipes de baseball différentes. Dans ces mondes, dont l’un avait été décimé par un fléau du nom de supergrippe, on pouvait faire des bonds dans le temps, en avant ou en arrière, dans le passé et dans l’avenir. Parce que…

Parce que, d’une manière vitale, ils ne sont pas le monde réel. Ou s’ils le sont, ils ne sont pas le monde-clé.

Oui, on se rapprochait. Lui venait d’un de ces autres mondes, il en était convaincu. Ainsi que Susannah. Et Jake, première et deuxième versions, celui qui était tombé dans le gouffre et celui qu’ils avaient sauvé et littéralement arraché à la bouche du monstre.

Mais ce monde-ci était le monde-clé. Et il le savait parce qu’il était lui-même un faiseur de clés, par nature : Hé copain, y a pas à s’inquiéter, pas de souci, tu as la clé.

Béryl Evans ? Pas tout à fait réelle. Claudia y Inez Bachman ? Réelle.

Le monde où Co-op City se trouvait à Brooklyn ? Pas tout à fait réel. Celui avec Co-op City dans le Bronx ? Réel, même si c’était très difficile à avaler.

Et il avait comme l’impression que Callahan avait traversé la limite entre le monde réel et un des autres mondes bien avant de s’embarquer sur ses autoroutes occultes. Qu’il l’avait traversée à son insu. Il leur avait raconté le jour où il avait officié aux obsèques de ce jeune garçon, et à partir de ce jour…

— À partir de ce jour, il dit que tout a changé, fit Eddie en s’asseyant. Que tout avait changé.

— Oui, oui, dit Aaron Deepneau en lui tapotant l’épaule. Restez tranquillement assis, maintenant.

— Père a quitté son séminaire de Boston pour celui de Lovell, réel. ’Salem’s Lot, pas réel. Inventé par un écrivain appelé…

— Je vais aller vous chercher une compresse froide à mettre sur le front.

— Bonne idée, dit le jeune homme en fermant les yeux.

Son esprit tourbillonnait. Réel, pas réel. En direct, Memorex.

Le professeur à la retraite de John Cullum avait raison : le pilier de la vérité avait bel et bien un trou au milieu.

Eddie se demanda si quelqu’un connaissait la profondeur du trou.

NEUF

C’est un tout autre Calvin Tower qui revint avec Roland un quart d’heure plus tard, un Calvin Tower calme et assagi. Il demanda à Deepneau s’il avait rédigé un contrat de vente et lorsque ce dernier hocha la tête, Tower ne dit pas un mot, et hocha la tête à son tour. Il se dirigea vers le réfrigérateur et en revint avec plusieurs boîtes de bière Blue Ribbon, qu’il distribua. Eddie refusa, ne voulant pas mélanger alcool et Percodan.

Tower ne porta pas de toast, mais avala la moitié de sa bière en une seule gorgée.

— Ce n’est pas tous les jours que je me fais traiter de rebut de l’humanité par un type qui promet de faire de moi un milliardaire et de me soulager du même coup du fardeau le plus lourd que mon cœur ait eu à porter. Aaron, est-ce que ça pourra tenir, ce truc, devant un tribunal ?

Aaron Deepneau acquiesça. Presque à regret, remarqua Eddie.

— D’accord, alors, reprit Tower.

Puis, après une pause :

— D’accord, allons-y.

Mais il ne signait toujours pas.

Roland s’adressa à lui dans l’autre langue. Tower tressaillit, puis signa de son nom en bas de la page, en un gribouillis rapide, les lèvres tellement serrées que sa bouche semblait presque avoir disparu. Eddie signa au nom de la Tet Corporation et le contact du stylo dans sa main lui parut proprement incroyable — il ne pouvait se rappeler quand il en avait tenu un pour la dernière fois.

Quand ce fut fait, sai Tower fit soudain machine arrière — il se tourna vers Eddie et se mit à geindre d’une voix fêlée qui tendait vers le hurlement :

— Et voilà ! Je suis à la rue ! Donnez-moi mon dollar ! On m’a promis un dollar ! J’ai comme une envie de chier qui monte, et je cherche avec quoi m’essuyer le cul !

Puis il porta les mains à son visage. Il resta assis, comme ça, pendant quelques secondes, pendant que Roland pliait le papier signé (Deepneau s’était porté témoin pour les deux signatures) et le mettait dans sa poche.

Lorsque Tower baissa les mains, il avait les yeux secs et les traits composés. Une touche de rouge semblait même colorer ses joues blêmes.

— Je crois que je me sens un peu mieux, pour tout dire.

Il se tourna vers Aaron.

— Tu crois que ces deux cockus pourraient avoir raison ?

— Je pense que ça fait partie des possibilités, répondit Aaron en souriant.

Pendant ce temps, Eddie avait réfléchi au moyen de déterminer avec certitude s’il s’agissait ou non des deux hommes qui allaient sauver Callahan des griffes des Frères Hitler. L’un d’eux avait dit…

— Écoutez, dit-il. Il y a une expression, en yiddish, je crois. Gai cocknif en yom. Vous savez ce que ça veut dire ? L’un ou l’autre ?

Deepneau renversa la tête en arrière et éclata de rire.

— Oui, c’est du yiddish, on peut dire ça. Ma m’man utilisait cette expression à tour de bras, quand elle était en rogne contre nous. Ça veut dire : va chier dans l’océan.

Eddie adressa un signe de tête à Roland. Dans les années qui suivraient, l’un de ces hommes — probablement Tower — achèterait une chevalière portant l’inscription Ex-Libris gravée dessus. Peut-être même — quelle idée de dingue, quand on y pensait — que c’était Eddie Dean en personne qui avait fait germer cette idée dans la tête de Cal Tower. Et Tower — cette espèce de radin, d’obsédé des livres et d’égoïste de Calvin Tower — sauverait la vie du Père Callahan avec cette chevalière au doigt. Il serait complètement terrifié (et Deepneau aussi), mais il allait le faire quand même. Et…

Et c’est alors qu’Eddie considéra le stylo avec lequel Tower avait signé l’acte de vente, un Bic parfaitement ordinaire, et la vérité monumentale de ce qui venait de se passer le frappa soudain. Ils en étaient propriétaires. Ils étaient propriétaires du terrain vague. Eux. Pas La Sombra Corporation. Ils possédaient la rose !

Il eut l’impression qu’il venait de recevoir un énorme coup de massue sur la tête. La rose appartenait à la Tet Corporation, société de Deschain, Dean, Dean, Chambers et Ote. Elle était maintenant leur responsabilité, pour le meilleur et pour le pire. Ils avaient gagné cette bataille-là. Ce qui ne changeait rien au fait qu’il avait toujours une balle dans la jambe.

— Roland, il faut que tu fasses un truc pour moi.

DIX

Cinq minutes plus tard, Eddie était allongé sur le linoléum de la cabane, dans ses culottes ridicules à la mode de La Calla, lui arrivant aux genoux. D’une main, il tenait une ceinture de cuir, qui dans une autre vie avait retenu divers pantalons d’Aaron Deepneau. À ses côtés était posée une bassine remplie d’un liquide marron foncé.