Le trou dans sa jambe se situait à environ dix centimètres au-dessus du genou, légèrement à droite du tibia. La chair tout autour avait gonflé, formant un petit cône dur au toucher. La caldeira de ce volcan miniature était en ce moment plongée dans un caillot de sang écarlate et luisant. Le mollet d’Eddie reposait sur deux serviettes pliées.
— Tu vas m’hypnotiser ? demanda-t-il à Roland.
Puis il regarda la ceinture qu’il tenait entre les mains et marmonna :
— Ah, merde, tu vas faire sans, c’est ça ?
— Pas le temps.
Roland fourrageait dans le tiroir fourre-tout situé à gauche de l’évier. Il s’approcha d’Eddie avec une paire de tenailles dans une main et un couteau à éplucher dans l’autre. Eddie se fit la remarque que l’ensemble était du plus mauvais goût.
Le Pistolero mit un genou en terre, à côté d’Eddie. Tower et Deepneau se tenaient dans la partie salon, l’un à côté de l’autre, et les observaient avec des yeux ronds.
— Il y a une chose que Cort nous a dite, quand nous étions enfants. Veux-tu que je te la répète, Eddie ? demanda Roland.
— Si tu penses que ça peut aider, ne te gêne pas.
— La douleur monte. Du cœur à la tête, la douleur monte. Plie la ceinture de sai Aaron et fourre-la-toi dans la bouche.
Eddie obéit, se sentant très effrayé et très bête. Dans combien de westerns avait-il assisté à une scène de ce genre ? Parfois c’était John Wayne qui mordait un bâton et parfois Clint Eastwood qui serrait une balle entre ses dents, et il crut se rappeler que, dans une série télé, c’était Robert Culp qui avait mordu dans une ceinture.
Mais bien sûr, il faut retirer la balle, pensa Eddie. Pas de western digne de ce nom sans au moins une scène où on…
Un souvenir soudain, d’une clarté presque choquante, lui traversa l’esprit, et la ceinture lui tomba de la bouche. Il se mit à hurler.
Roland était sur le point de tremper ses instruments de boucher dans la bassine, où il avait versé ce qu’il restait de désinfectant. Il se tourna vers Eddie, inquiet.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Pendant un moment, Eddie ne put répondre. Il avait le souffle littéralement coupé, ses poumons aussi plats que des vieilles chambres à air percées. Il se remémorait un film que les fils Dean avaient regardé à la télé, un après-midi, dans leur appartement. Il se passait
(À Brooklyn)
(Dans le Bronx)
à Co-op City. C’était toujours Henry qui choisissait le programme télé, parce qu’il était le plus vieux, et le plus grand. Eddie ne bronchait pas souvent, et pas très fort ; il idolâtrait son grand frère. (Quand il protestait un peu trop fort, il avait droit à la bonne vieille Brûlure indienne ou au coup de latte sur la nuque). Et ce qu’Henry préférait, c’étaient les westerns. Le genre de films dans lesquels, tôt ou tard, un personnage est contraint de serrer un bâton, une ceinture ou une balle entre ses dents.
— Roland, dit-il d’une voix à peine plus audible qu’un sifflement assourdi. Roland, écoute.
— Je t’entends très bien.
— Il y avait un film. Je t’ai déjà parlé des films, pas vrai ?
— Des histoires qu’on raconte avec des images qui bougent.
— Parfois, Henry et moi, on restait à la maison à regarder des films, à la télé. En gros, la télé, c’est une machine à films pour la maison.
— Une machine à merde, on pourrait dire, intervint Tower.
Eddie ignora l’intrusion.
— Dans un des films qu’on a vus, il y avait des paysans mexicains — des folken, si ça te sied — qui engageaient des pistoleros pour les protéger des bandidos qui venaient chaque année piller leur village et leur voler leurs récoltes. Ce film s’intitulait Les Sept Mercenaires, et au fait, Roland, combien on était ce jour-là dans le fossé, à attendre les Loups ?
— Ça vous ennuierait de nous dire de quoi vous parlez, les gars ? demanda Deepneau.
Mais il avait beau le demander poliment, aussi bien Eddie que Roland l’ignorèrent.
Roland prit une seconde pour rassembler ses souvenirs, puis il compta à voix haute :
— Toi, moi, Susannah, Jake, Margaret, Zalia, et Rosa. Il y en avait d’autres — les jumeaux Tavery, le garçon de Ben Slightman — mais seulement sept combattants.
— Oui. Et ce lien que je n’arrivais pas à faire, c’était le lien avec le réalisateur de ce film. Quand on fait un film, il faut un réalisateur ou une réalisatrice, pour tout diriger. C’est lui ou elle, le dinh.
Roland hocha la tête.
— Le dinh des Sept Mercenaires était un type du nom de John Sturges.
Roland resta assis un moment, à réfléchir. Puis il lâcha :
— Le ka.
Eddie éclata de rire. Impossible de s’en empêcher. Roland avait toujours réponse à tout.
— Et pour attraper la douleur, poursuivit le Pistolero, il faut mordre dans la ceinture au moment où tu la sens passer. Tu comprends ? À l’instant précis. La trucider avec tes dents.
— Pigé. Fais vite, c’est tout.
— Je ferai de mon mieux.
Roland commença par tremper les tenailles, puis le couteau, dans le désinfectant. Eddie attendait, la ceinture dans la bouche. Oui, une fois qu’on avait vu le dessin, impossible de voir autre chose, pas vrai ? Roland était le héros de l’histoire, le vieux guerrier grisonnant qui aurait été interprété par une vieille star grisonnante mais incontournable, dans la version hollywoodienne — Paul Newman, ou peut-être Eastwood. Lui était le jeune chien fou, joué par un jeune premier sexy du moment. Tom Cruise, Emilio Estevez, Rob Lowe, des gars de ce genre. Et on se retrouvait dans un décor bien connu des amateurs, la cabane en pleine forêt, et une situation bien rebattue elle aussi, toujours aussi délectable, le coup du « Il Faut Retirer la Balle ». Tout ce qui manquait, c’était le roulement de tambour inquiétant, au loin. Eddie pensa tout à coup que, si on n’avait pas droit aux tambours, c’était sans doute parce qu’on les avait déjà entendus plus tôt dans l’histoire : les tambours des dieux. Après vérification, il s’agissait de l’intro à la batterie d’un titre de ZZ TOP, poussée à fond dans les haut-parleurs de la Cité de Lud. Il devenait de plus en plus difficile de nier l’évidence : ils étaient les personnages d’une histoire, écrite par quelqu’un. Ce monde tout entier…
Je refuse de croire une chose pareille. Je refuse de croire que j’ai été élevé à Brooklyn simplement parce qu’un écrivain s’est trompé, le genre de chose qu’on corrige dans les épreuves. Hé, Père, je suis avec vous — je refuse de croire que je suis un personnage. C’est ma putain de vie !
— Vas-y, Roland, dit-il. Vire-moi ce truc de là.
Le Pistolero versa du désinfectant sur la plaie dans le tibia d’Eddie, puis se servit de la pointe du couteau pour faire sauter le caillot hors de la plaie. Une fois cela fait, il baissa les tenailles.
— Tiens-toi prêt à mordre la douleur, Eddie, murmura-t-il, et une seconde plus tard, c’est ce qu’il fit.
Roland savait ce qu’il faisait, il l’avait déjà fait, et la balle n’était pas allée profond. L’opération fut bouclée en quatre-vingt-dix secondes, mais ce fut la minute et demie la plus longue de la vie d’Eddie. Roland finit par tapoter une des mains d’Eddie avec la pince. Quand le jeune homme réussit à déplier les doigts, le Pistolero lui déposa sur la paume une douille aplatie.