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— En souvenir. Elle s’est arrêtée pile sur l’os. C’était ça, le raclement que tu as entendu.

Eddie considéra le fragment de métal écrasé, puis le balança d’une pichenette sur le linoléum, comme une bille.

— J’en veux pas, dit-il en s’essuyant le front.

Tower, en éternel collectionneur, ramassa la douille rabougrie. Deepneau, pendant ce temps, examinait dans un silence fasciné les traces de dents dans sa ceinture.

— Cal, fit Eddie en se redressant sur les coudes. Vous aviez un livre, dans votre bibliothèque…

— Je veux récupérer ces livres, répliqua immédiatement Tower. Vous feriez mieux d’en prendre soin, jeune homme.

— Je suis sûr qu’ils sont en parfait état, fit Eddie, en se tenant prêt à tenir de nouveau sa langue, s’il le fallait.

Ou à attraper la ceinture d’Aaron pour se la fourrer dans la bouche, au besoin.

— Il vaudrait mieux, jeune homme, parce qu’ils sont tout ce qu’il me reste.

— Bien sûr, avec les quarante ou cinquante autres que tu gardes dans divers coffres, dit Aaron Deepneau en ignorant complètement le regard noir que lui lançait son meilleur ami. Le mieux, c’est sans doute le Ulysse dédicacé, mais il y a quelques jolis Shakespeare en in-folio, une série complète de Faulkner signés…

— Aaron, tu voudrais bien te taire ?

— … et un Huckleberry Finn qui pourrait se convertir en coupé Mercedes en un clin d’œil, termina Deepneau.

— Quoi qu’il en soit, l’un d’eux était un ouvrage intitulé Salem, reprit Eddie. D’un écrivain du nom de…

— Stephen King, compléta Tower.

Il jeta un dernier regard vers la douille, la déposa sur la table de la cuisine, près du sucrier.

— J’ai entendu dire qu’il vivait près d’ici. J’ai récupéré deux exemplaires de Salem et aussi trois de son premier roman, Carrie. J’espérais pouvoir faire un saut à Bridgton et les lui faire signer. Je suppose que ce n’est plus d’actualité, maintenant.

— Je ne comprends pas ce qui lui donne une telle valeur, fit Eddie. Puis : Ouch, Roland, ça fait mal !

Roland était en train de vérifier le bandage de fortune qui entourait la blessure sur la jambe d’Eddie.

— Reste tranquille, dit-il simplement.

Tower ne prêtait aucune attention à la scène. Eddie l’avait conduit une fois de plus sur son terrain de prédilection, son obsession, sa folie douce. Sans doute ce que le Gollum de Tolkien aurait appelé « mon précieux ».

— Vous vous rappelez ce que je vous ai dit, quand nous avons parlé du Hogan, monsieur Dean ? Ou du Dogan, si vous préférez. J’ai dit que ce qui faisait la valeur d’un livre rare — comme d’une pièce de monnaie ou d’un timbre rare — tient à diverses choses. Parfois, il suffit d’un autographe…

— Votre exemplaire de Salem n’est pas signé.

— Non, parce que cet auteur en particulier est très jeune et peu connu. Peut-être qu’un jour il vaudra quelque chose, ou peut-être pas.

Tower haussa les épaules, comme pour dire que tout ça dépendait du ka.

— Mais ce livre, ce livre-là… eh bien il n’a d’abord été tiré qu’à sept mille cinq cents exemplaires, et presque tous vendus en Nouvelle-Angleterre.

— Pourquoi ? Parce que le type qui l’a écrit est originaire de Nouvelle-Angleterre ?

— Oui. Et comme cela arrive souvent, la valeur du livre s’est créée de manière totalement accidentelle. Une chaîne locale a décidé de faire du matraquage publicitaire. Ils ont même produit une publicité à la télé, ce qui est quasiment du jamais-vu, à l’échelle locale. Et ça a marché. Le Bookland du Maine a commandé cinq mille exemplaires de la première édition — presque soixante-dix pour cent — et ils ont tout vendu, jusqu’au dernier. Et aussi, comme avec le Hogan, il y a eu des coquilles en couverture. Pas dans le titre, en l’occurrence, mais sur le rabat de la couverture. On reconnaît une première édition de Salem au fait qu’ils ont retiré le prix — à la dernière minute, Doubleday a décidé de monter le prix de 7,95 à 8,95 — et aussi au nom du prêtre, sur le rabat.

Roland leva les yeux.

— Qu’est-ce qu’il a, le nom du prêtre ?

— Dans le livre, c’est le Père Callahan. Mais sur le rabat de la couverture, quelqu’un a écrit « le Père Cody », qui est en fait le nom du médecin de la ville.

— Et ça a suffi à faire grimper le prix de neuf dollars à neuf cent cinquante, conclut Eddie avec émerveillement.

Tower acquiesça.

— C’est tout — la rareté, le prix coupé, la faute de frappe. Mais dans le fait de collectionner des livres rares, il intervient aussi une notion de spéculation, que je trouve tout à fait… excitante.

— C’est une façon de dire les choses, j’imagine, répliqua sèchement Eddie.

— Par exemple, supposons que ce King devienne célèbre, ou que la critique l’encense ? J’admets que la probabilité est faible, mais supposez que ça se produise. Les premières éditions de cet ouvrage en circulation sont tellement rares qu’au lieu de valoir neuf cent cinquante dollars, la mienne pourrait bien en rapporter dix fois plus.

Il se tourna vers Eddie et fronça les sourcils.

— Alors vous feriez bien d’en prendre très grand soin.

— Je suis sûr que tout va bien se passer, répondit le jeune homme, en se demandant ce que penserait Calvin Tower, s’il savait que l’un des personnages du roman le gardait sur une étagère de son presbytère indéniablement fictif. Le presbytère en question situé dans la ville jumelle de celle servant de décor à un vieux film avec Yul Brynner (dans le rôle du jumeau de Roland), et Horst Buchholz (dans le rôle d’Eddie).

Il penserait que tu es dingue, voilà ce qu’il penserait.

Eddie se remit sur ses pieds, tangua un peu, et s’agrippa à la table de la cuisine. Au bout de quelques secondes, le monde se stabilisa.

— Tu peux marcher en t’appuyant dessus ? demanda Roland.

— J’y arrivais avant, pas vrai ?

— Oui, mais avant, personne n’était allé creuser dedans.

Eddie tenta quelques pas expérimentaux, puis hocha la tête.

À chaque fois qu’il faisait reposer le poids de son corps sur sa jambe droite, son tibia se mettait à flamber de douleur, mais oui — il pouvait marcher en s’appuyant dessus.

— Je vais vous donner ce qui me reste de Percocet, dit Aaron. Je peux m’en procurer d’autres.

Eddie ouvrit la bouche pour dire : Ouais, super, aboule, et il intercepta le regard de Roland. Si Eddie acceptait l’offre de Deepneau, le Pistolero ne dirait rien, et le jeune homme ne perdrait pas la face… mais : oui, son dinh l’observait.

Eddie réfléchit au discours qu’il avait servi à Tower, à toutes ces images poétiques sur les lendemains difficiles. Poétique ou pas poétique, c’était vrai. Mais ça n’empêchait visiblement pas Eddie de suivre la même pente. D’abord un premier Percodan, puis quelques Percocet. Tous les deux un peu trop proches de la poudre pour qu’il se sente vraiment à l’aise. Alors combien de temps encore, avant qu’il en ait assez du touche-pipi et qu’il se dégote un truc qui soulage vraiment ?