Attendre que l’un des deux, voire les deux, lâche. Que ce soient eux, en train de poursuivre Susannah, ou Rosa en train de préparer le dîner, ou même Ben Slightman pleurant son fils mort, là-bas dans le ranch de Vaughn Eisenhart, chacun d’entre eux penserait désormais à la même chose : il n’en restait que deux, et les Briseurs étaient à l’œuvre nuit et jour, à les ronger, à les tuer.
Combien de temps encore, avant la fin ? Et quelle fin ? Est-ce qu’ils entendraient le grondement gigantesque de ces énormes pierres anthracite en train de s’effondrer ? Le ciel se déchirerait-il comme un misérable morceau de tissu élimé, vomissant les monstruosités qui vivaient dans ces ténèbres vaadasch ? Auraient-ils même le temps de hurler ? Y aurait-il une vie après la mort, ou bien l’Enfer et le Paradis eux-mêmes seraient-ils engloutis dans la chute de la Tour Sombre ?
Il posa le regard sur Roland et lui envoya une pensée, aussi clairement qu’il le put : Roland, aide-nous.
Et une pensée lui vint en réponse, remplissant son esprit d’un réconfort glacial (ah, mais un réconfort glacial valait toujours mieux que pas de réconfort du tout) : si je le peux.
— Surveille-Moi, lança Rosalita en abattant ses cartes.
Elle avait une Vagabonde, la meilleure main, et la carte du dessus était Madame la Mort.
SOLISTE :
CHŒUR :
DEUXIÈME COUPLET
PERSISTANCE DE LA MAGIE
Il se trouva qu’ils n’avaient aucune raison de s’inquiéter de savoir si les Manni allaient se montrer ou non. Aussi austère qu’à l’accoutumée, Henchick se présenta sur la Pelouse de La Calla, qu’ils avaient arrêtée comme point de rendez-vous, en compagnie de quarante hommes. Il assura à Roland que cela serait suffisant pour ouvrir la Porte Dérobée, si tant est qu’elle pût encore être ouverte, à présent qu’avait disparu ce qu’il nommait « le cristal noir ». Le vieil homme ne fit pas mine de s’excuser d’avoir réuni moins d’hommes que prévu, cependant il ne cessait de tirer sur sa barbe. Parfois même des deux mains.
— Pourquoi fait-il ça, Père, vous le savez ? demanda Jake à Callahan.
Les troupes d’Henchick se dirigeaient vers l’est, à bord d’une douzaine de chariots buckas. Derrière, tirée par une paire d’ânes albinos dotés d’oreilles effroyablement longues et d’yeux roses flamboyants, venait une carriole à deux roues, entièrement bâchée de coutil blanc. Jake trouvait que le véhicule ressemblait à un gros conteneur sur roues. Henchick menait seul ce machin bizarre, tirant régulièrement d’un coup sec sur les mèches de sa barbe.
— Pour moi, ça signifie qu’il est embarrassé, répondit Callahan.
— Je ne vois pas pourquoi. Je suis surpris qu’il en soit venu autant, après le tremblement de Rayon, et tout le reste.
— Ce qu’il a appris en sentant la terre trembler, c’est que certains de ces hommes avaient plus peur de ça que de lui. En ce qui le concerne, ça revient à une promesse rompue. Et pas n’importe quelle promesse, mais la parole donnée à votre dinh. Il a perdu la face.
Et, sans aucune variation dans le ton de sa voix, poussant ainsi le garçon à un aveu qu’il n’aurait jamais fait autrement, Callahan poursuivit :
— Alors, elle est toujours vivante, votre comparse ?
— Oui, mais elle est terr… commença Jake, avant de se plaquer une main sur la bouche.
Il lança à Callahan un regard accusateur. Devant eux, sur le siège de la carriole à deux roues, Henchick balayait les alentours des yeux, alarmé, comme s’ils avaient élevé la voix. Callahan se demanda si dans cette foutue histoire, tout le monde n’avait pas le shining sauf lui.
Ce n’est pas une histoire. Ce n’est pas une histoire, c’est ma vie !
Mais c’était difficile à croire, n’est-ce pas, quand on s’était vu décrit noir sur blanc comme personnage principal d’un livre portant la mention FICTION sur la page de garde. Doubleday et Compagnie, 1975. Un livre avec des vampires, dont tout le monde savait qu’ils n’avaient jamais existé. Sauf que si. Et, du moins dans certains des mondes adjacents à celui-ci, ils existaient toujours.
— Ne me traitez pas de cette manière, dit Jake. Ne me piégez pas comme ça. Pas si nous sommes tous du même côté, Père. D’accord ?
— Je suis désolé, fit Callahan — avant d’ajouter : J’implore ton pardon.
Jake esquissa un faible sourire et caressa Ote, qui voyageait dans la poche avant de son poncho.
— Est-ce qu’elle est…
Le garçon secoua la tête.
— Je ne veux pas parler d’elle pour l’instant, Père. Il vaut mieux que nous évitions même de penser à elle. J’ai le sentiment — je ne sais pas si c’est vrai ou pas, mais en tout cas c’est fort — que quelque chose la cherche. Et si c’est le cas, il vaut mieux que cette chose ne nous entende pas. Or elle le pourrait.
— Quelque chose… ?
Jake tendit le bras pour toucher la lenge que Callahan portait autour du cou, à la cow-boy. Elle était rouge. Puis il porta furtivement la main au-dessus de son œil gauche. L’espace d’une seconde, Callahan ne comprit pas, puis son regard s’éclaira. L’œil rouge. L’Œil du Roi.
Il se cala dans le siège de son chariot et n’ouvrit plus la bouche. Derrière eux, en silence, Roland et Eddie chevauchaient côte à côte. Ils portaient tous deux leur gunna comme leur arme, et Jake avait mis les siens à l’arrière du chariot. S’ils devaient revenir à La Calla un jour, ce ne serait pas pour bien longtemps.
Terrifiée était le mot qu’avait commencé à prononcer Jake, mais c’était encore pire que ça. Terriblement lointains, terriblement étouffés, mais pourtant clairs, le garçon entendait les hurlements de Susannah. Il espérait seulement qu’Eddie ne les entendait pas, lui.
Ainsi quittèrent-ils une ville encore harassée de fatigue et d’émotions, malgré la secousse qui l’avait frappée. L’air était assez frais ; aussi, lorsqu’ils se mirent en route, ils remarquèrent les petits nuages de vapeur que dessinait leur souffle, et la fine croûte de givre qui recouvrait les tiges de maïs. Un ruban de brume planait au-dessus de la Devar-Tete Whye, comme l’haleine même du fleuve. Roland se dit : Nous voici au bord de l’hiver.
Au bout d’une heure à cheval, ils atteignirent le pays des arroyos. On n’entendait d’autres sons que le cliquetis des harnais, le gémissement des roues, le choc mat des sabots et, de temps à autre, le braiment sardonique poussé par un des ânes albinos qui tiraient la carriole. Au loin, les cris des rouilleaux en vol. En route vers le sud, sans doute, s’ils pouvaient encore le trouver.