— Je crois que je vais faire l’impasse sur les Percs, fit Eddie. On va à Bridgton…
Roland le considéra avec surprise.
— Ah oui ?
— Oui. Je pourrais trouver de l’aspirine en chemin.
— De l’astine, dit Roland avec une indubitable pointe de tendresse.
— Vous êtes sûr ? demanda Deepneau.
— Ouais, je suis sûr.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Grand pardon.
Cinq minutes plus tard, ils se tenaient tous les quatre sur le pas de la porte, sur un tapis d’aiguilles de pin, à écouter les sirènes et à contempler la colonne de fumée, qui commençait désormais à se disperser. Eddie faisait rebondir les clés de John Cullum dans sa main, avec impatience. Roland lui avait demandé deux fois si ce crochet par Bridgton était réellement nécessaire et Eddie lui avait répondu les deux fois qu’il était pratiquement certain que oui. La seconde, il avait même ajouté (avec une pointe d’espoir) qu’en tant que dinh, Roland pouvait rejeter la proposition, s’il le souhaitait.
— Non, si tu penses qu’on doit aller voir ce fileur d’histoires, on le fera. J’espère juste que tu sais pourquoi.
— M’est avis que quand on arrivera là-bas, on le comprendra tous les deux.
Roland hocha la tête, mais sans paraître plus satisfait.
— Je sais que tu as autant hâte que moi de quitter ce monde — ce niveau de la Tour. Si tu tiens à aller contre ça, ce doit être poussé par une intuition forte.
C’était le cas, mais il y avait autre chose, aussi : il avait eu des nouvelles de Susannah, un message en provenance de sa version à elle du Dogan. Elle était prisonnière au sein de son propre corps — du moins, c’est ce qu’Eddie pensait qu’elle essayait de lui faire comprendre — mais elle était en 1999 et elle allait bien.
Le contact s’était produit pendant que Roland remerciait Tower et Deepneau pour leur aide. Eddie se trouvait dans la salle de bains. Il y était allé pisser, mais ça lui était sorti de la tête entre-temps et il s’était simplement assis sur le couvercle des toilettes, la tête baissée, les yeux fermés. Essayant de lui envoyer un message. De lui dire de ralentir Mia, si elle le pouvait. Il avait perçu la lumière du jour autour d’elle — New York, en plein après-midi — et ce n’était pas bon signe. Jake et Callahan avaient passé la Porte Dérobée et s’étaient retrouvés à New York la nuit ; Eddie l’avait vu de ses propres yeux. Peut-être seraient-ils en mesure de l’aider, mais seulement si elle ralentissait Mia.
Fais-lui perdre la journée, lui envoya-t-il comme consigne… du moins essaya-t-il. Il faut que tu gaspilles la journée, avant qu’elle t’emmène là où elle doit aller pour accoucher. Tu m’entends ? Suze, tu m’entends ? Réponds, si tu m’entends ! Jake et le Père Callahan arrivent, il faut que tu tiennes le coup !
Juin, répondit une voix, dans un souffle. Juin 1999. Les filles se baladent le ventre à l’air et…
Puis Roland frappa à la porte de la salle de bains, et Eddie l’entendit lui demander s’il était prêt à décoller. Avant la fin du jour, ils se rendraient au Chemin du Dos de la Tortue, dans la ville de Lovell — à l’endroit où les entrants étaient monnaie courante, à en croire John Cullum, et la réalité promettait d’être tout aussi évanescente —, mais ils allaient d’abord faire un saut à Bridgton, dans l’espoir de rencontrer l’homme qui semblait avoir créé Donald Callahan et la ville de Salem’s Lot.
Imagine le délire, si King était parti au fin fond de la Californie, en train d’écrire le scénario du film, un truc dans ce genre, pensa Eddie, mais il ne croyait pas vraiment à cette hypothèse. Ils se trouvaient toujours sur le Sentier du Rayon, sur la voie du ka. Sai King, aussi, probablement.
— Il va falloir que vous soyez très prudents, les gars, leur dit Deepneau. Il va y avoir un paquet de flics, dans le coin. Sans parler de Jack Andolini et de ce qui restera de sa joyeuse petite bande.
— En parlant d’Andolini, intervint Roland, je pense que l’heure est venue pour vous deux de vous rendre dans un endroit où il n’est pas, pour une fois.
Tower se hérissa. Eddie l’aurait prédit.
— Partir ? Maintenant ? Vous voulez rire ? J’ai là une liste d’une bonne dizaine de personnes dans la région, qui collectionnent des livres — achat, vente, échange. Certains savent ce qu’ils font, mais il y en a d’autres…
Il fit le geste de couper quelque chose, comme s’il tondait un mouton invisible.
— Des gens qui vendent des vieux livres dans des vide-greniers, il y en aura aussi dans le Vermont, fit remarquer Eddie. Et rappelez-vous avec quelle facilité on vous a trouvés. C’est vous qui nous avez mâché le travail, Cal.
— Il a raison, dit Aaron.
Et comme Calvin Tower ne répondait rien, se contentant de baisser la tête et de contempler ses chaussures d’un air boudeur, Deepneau se tourna de nouveau vers Eddie.
— Mais au moins, Cal et moi avons notre permis de conduire, si la police nous arrêtait et voulait contrôler notre identité. Je suppose qu’aucun de vous n’en a.
— Supposition bien fondée, acquiesça Eddie.
— Et je doute que vous possédiez un permis pour ces pistolets gigantesques, aussi.
Eddie jeta un œil vers le gros revolver — incroyablement ancien — qui pendait juste en dessous de sa hanche, puis releva les yeux vers Deepneau.
— Encore un point pour vous, dit-il avec une pointe d’amusement.
— Alors faites attention. Une fois sortis d’East Stoneham, ça devrait aller.
— Merci, fit Eddie en tendant la main. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes.
Deepneau la serra.
— C’est tout à fait charmant de votre part, fiston, mais malheureusement mes nuits n’ont pas été particulièrement plaisantes, ces derniers temps. Et si le tableau médical ne s’éclaire pas, je crains que mes jours ne soient pas très longs non plus.
— Ils seront plus longs que vous ne pourriez le penser, le corrigea Eddie. J’ai de bonnes raisons de croire que vous avez encore au moins quatre ans devant vous.
Deepneau porta un doigt à sa bouche, puis le pointa en direction du ciel.
— Des lèvres de l’homme à l’oreille de Dieu.
Pendant que Roland serrait la main de Deepneau, Eddie se tourna vers Calvin Tower. L’espace d’un instant, Eddie crut que le libraire ne voudrait pas serrer la sienne, mais il finit par céder. À contrecœur.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, sai Tower. Vous avez pris la bonne décision.
— J’y ai été contraint et vous le savez, répondit Tower. Ma boutique partie en fumée… ma propriété disparue… et on va me priver des seules vraies vacances que j’aie prises en dix ans…
— Microsoft, dit sèchement Eddie. Puis : Les Lénine.
Tower cligna des yeux.
— Je vous demande pardon ?
— Les Lénine, répéta Eddie, puis il partit d’un grand éclat de rire.
Vers la fin de sa vie essentiellement inutile, le grand sage & éminent junkie Henry Dean aimait deux choses, par-dessus tout : se shooter ; et se shooter en racontant comment il allait faire un malheur, en Bourse. En matière d’investissements, il se considérait comme un trader de génie.
— Y a bien une chose dans laquelle j’investirais jamais, frérot, lui avait dit Henry, un jour où ils étaient montés sur le toit — peu de temps avant la petite excursion d’Eddie aux Bahamas, comme passeur —, y a bien une chose dans laquelle je mettrai pas un centime aussi longtemps que je saurai comment je m’« apple », c’est toute cette merde d’ordinateurs, Microsoft, Macintosh, Sanyo, Sankyo, Pentium, tout ce bordel.