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— Gaspille la journée.

Cette partie-là au moins était claire.

— Gaspille la journée. Comme « tue le temps ».

Elle se dit qu’elle avait dû saisir l’idée d’ensemble. Eddie voulait qu’elle ralentisse Mia. Peut-être parce que Jake et le Père Callahan allaient venir ? Pour ce qui était de cette information, elle était moins sûre, et ça ne lui plaisait pas beaucoup, de toute façon. Jake était pistolero, d’accord, mais il n’était aussi qu’un gamin. Et Susannah avait comme l’intuition que la clientèle du Cochon du Sud serait plutôt du genre ignoble.

Pendant ce temps, sur Télé-Mia, les portes de l’ascenseur s’ouvraient de nouveau. Cette chienne de preneuse d’otage en cloque avait atteint le grand hall. Pour le moment, Susannah remit Eddie, Jake et le Père Callahan dans un coin de sa tête. Elle se rappelait que Mia avait refusé de passer devant, même quand leurs jambes de Susannah-Mio étaient sur le point de disparaître de sous leur corps partagé de Susannah-Mio. Parce que, pour détourner un vieux poème en passant, elle était seule et apeurée dans un monde qu’elle n’avait jamais créé.

Parce qu’elle était timide.

Et, bon sang, on peut dire que les choses avaient changé, dans le hall de l’hôtel Plaza-Park, pendant que la chienne de preneuse d’otage en cloque était en haut, à attendre son coup de téléphone. Les choses avaient changé du tout au tout.

Susannah se pencha en avant, les coudes en appui sur le bord du panneau de commande, le menton posé sur les paumes de ses mains.

Voilà qui promettait d’être intéressant.

SEPT

Mia sortit de l’ascenseur, puis essaya d’y rentrer immédiatement. Mais elle se cogna aux portes, assez fort pour qu’on entende le tintement d’ivoire de ses dents qui s’entrechoquaient. Elle regarda autour d’elle, perplexe, se demandant visiblement comment la petite pièce qui montait et descendait avait pu disparaître comme ça.

Susannah ! Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Pas de réponse de la femme à peau sombre dont elle portait à présent le visage, mais Mia comprit vite qu’elle n’avait pas besoin de réponse. Elle observa l’emplacement de la porte de la cabine. Si elle appuyait de nouveau sur le bouton, la porte se rouvrirait probablement, mais il lui fallait d’abord vaincre cette impulsion soudaine de retourner dans la chambre 1919. Elle en avait fini, là-bas. Sa véritable tâche l’attendait, quelque part au-delà des portes de ce hall.

Elle regarda en direction de ces portes avec ce désarroi de petite fille susceptible de dégénérer en pure panique à la moindre parole un peu vive ou au moindre regard un peu dur.

Elle n’était restée en haut qu’un peu plus d’une heure, mais pendant ce temps, l’accalmie de l’après-midi dans le hall avait pris fin. Une petite dizaine de taxis en provenance des aéroports de La Guardia et Kennedy s’étaient garés devant l’hôtel quasiment en même temps. De même qu’un car de touristes japonais arrivant de l’aéroport de Newark. Le circuit avait démarré de Sapporo, et la cinquantaine de couples avaient réservé au Plaza-Park. À présent, le hall se remplissait rapidement de gens qui jacassaient. La plupart avaient des yeux noirs étirés en amande, des cheveux noirs et brillants, et des rectangles étranges autour du cou, au bout d’une sangle. De temps à autre l’un d’eux soulevait cet objet et le dirigeait vers quelqu’un d’autre. Il y avait un éclair lumineux, des rires, des cris (Domo ! Domo !). Trois files d’attente s’étaient formées au guichet. La ravissante jeune femme qui avait accueilli Mia en des temps plus sereins avait été rejointe par deux autres employés et tous travaillaient comme des galériens. La hauteur sous plafond était telle que les rires et les échos de conversations mêlés résonnaient en une langue étrange qui rappelait à Mia le gazouillis des oiseaux. Les enfilades de miroirs ajoutaient à la confusion générale en faisant paraître le vestibule deux fois plus plein qu’il ne l’était vraiment.

Indécise, Mia eut un mouvement de recul.

— Suivant ! hurla un des employés en faisant tinter une cloche.

Il sembla à Mia que le son traversait ses pensées confuses comme une flèche d’argent.

— Suivant, s’il vous plaît !

Un homme arborant un large sourire — les cheveux noirs plaqués sur le crâne, la peau jaune, des yeux bridés derrière des lunettes rondes — se précipita vers Mia, tenant une de ces boîtes-à-éclairs rectangulaires. Mia s’arma de courage, résolue à le tuer s’il l’attaquait.

— Vous pouvoir prende photo moi et ma femme, OK ?

En lui tendant la boîte-à-éclairs. Pour qu’elle la lui prenne. Mia eut un mouvement de recul, se demandant s’il y avait des radiations, si les éclairs pourraient être nocifs pour son bébé.

Susannah ! Qu’est-ce que je fais ?

Pas de réponse. Bien sûr, comment pouvait-elle espérer l’aide de Susannah après ce qui venait de se passer ? Mais…

L’homme au grand sourire essayait toujours de lui donner sa boîte-à-éclairs. Il avait l’air un peu perplexe, mais ne se laissait pas démonter.

— Vous prende photo, OK ?

En lui mettant la chose rectangulaire dans la main. Il recula et plaça son bras autour des épaules d’une dame qui lui ressemblait comme une sœur, sauf pour les cheveux, qu’elle avait aussi noirs et brillants, mais coupés sur le front « à la petite fille », se dit Mia. Même leurs lunettes rondes étaient identiques.

— Non, dit Mia. Non, j’implore votre pardon… non.

À présent la panique était très proche, et très vive, elle tourbillonnait et baragouinait là, juste devant elle

(vous prende photo, nous tuer bébé)

et Mia eut le réflexe de lâcher le clignoteur rectangulaire par terre. Mais ça risquait de le casser, et de libérer le maléfice qui lançait des éclairs.

Elle décida donc de le poser avec précaution, avec un sourire d’excuse à l’intention du couple japonais surpris (l’homme avait toujours le bras autour des épaules de sa femme), et se dirigea avec empressement vers la petite boutique de souvenirs. Même le piano avait changé d’air ; aux mélodies apaisantes avait succédé un morceau syncopé et dissonant, martelé comme une migraine musicale.

Il me faut une chemise, parce qu’il y a du sang sur celle-ci. Je vais prendre la chemise et puis je me rendrai au Cochon du Sud, au coin de la 61e et de Lexingworth… Lexington, je veux dire, Lexington… et là j’aurai mon bébé. J’aurai mon bébé et toute cette confusion prendra fin. Je repenserai à la peur que j’ai eue et j’en rirai.

Mais la boutique aussi était pleine de monde. Des Japonaises examinaient les souvenirs et babillaient entre elles dans leur langue d’oiseaux pendant que leurs maris étaient allés remplir les papiers. Mia apercevait un comptoir croulant sous les chemises, mais il y avait des femmes tout autour, qui les dépliaient pour les regarder. Et il y avait une autre queue à la caisse.

Susannah, qu’est-ce que je dois faire ? Il faut que tu m’aides !

Pas de réponse. Elle était là-dedans, Mia la sentait, mais elle ne voulait pas l’aider.

Et franchement, est-ce que je le ferais, dans sa situation ? se dit-elle.