Arrête, arrête, tu ne peux pas penser des choses pareilles !
Il y a une autre raison qui justifie mon aide.
La sorcière était repartie, et l’autre était de retour. Du moins pour le moment.
Quelle raison ?
C’est aussi mon bébé, dit Susannah. Je ne veux pas qu’on le tue.
Je ne te crois pas.
Pourtant, elle la croyait. La femme à l’intérieur avait raison : Mordred Deschain de Gilead et de Discordia leur appartenait à toutes les deux. La sorcière s’en fichait peut-être, mais l’autre, Susannah, sentait très clairement la force d’attraction du p’tit gars. Et si elle avait raison, concernant Sayre, ou qui que ce soit qui l’attendait au Cochon du Sud… s’ils n’étaient que des menteurs et des cozeurs…
Arrête. Arrête. Je n’ai nulle part où aller, je n’ai qu’eux.
Mais si, lui dit vivement Susannah. Avec la Treizième Noire, tu peux aller où tu veux.
Tu ne comprends pas. Il me suivrait. Il le suivrait.
Tu as raison, je ne comprends pas.
Elle comprenait parfaitement, du moins elle le croyait, mais… gaspille la journée, avait-il dit.
D’accord, je vais essayer de t’expliquer. Moi-même je ne comprends pas tout — il y a des choses que je ne sais pas — mais je vais t’en dire autant que je peux.
Merc…
Avant qu’elle ait pu finir, Susannah se sentit de nouveau tomber, comme Alice dans le terrier du lapin. Dans les toilettes, à travers le sol, dans les tuyaux souterrains, jusque dans un autre monde.
Pas de château à l’autre bout, pas cette fois-ci. Roland leur avait raconté des épisodes de ses années de vagabondage — les infirmières vampires et les petits docteurs d’Elurie, les leçons de Cort et, bien sûr, l’histoire de son premier amour sacrifié — et c’était un peu comme tomber dans l’un de ces récits. Ou, peut-être, dans l’un de ces feuilletons (des « westerns pour adultes », comme on les appelait) sur la chaîne récemment créée, ABC-TV : Pied Tendre, avec Tiy Hardin, Maverick, avec James Garner, ou encore — le chouchou d’Odetta Holmes — Cheyenne, avec Clint Walker. (Odetta avait même envoyé un courrier à la chaîne, leur suggérant qu’ils pourraient conquérir un tout nouveau public s’ils diffusaient une série dont le héros serait un cow-boy solitaire noir, dans les années qui avaient suivi la guerre de Sécession. Elle n’avait jamais reçu de réponse. Elle s’était dit que le fait même d’écrire cette lettre était ridicule, une véritable perte de temps.)
Il y avait une écurie de louage, avec une enseigne disant SELLERIE RÉPARATIONS PAS CHER. La pancarte de l’hôtel promettait CHAMBRES CALMES, BONS LIES. Il y avait au moins cinq saloons. Devant l’un d’eux, un robot rouillé roulant sur des chenilles qui hurlaient balançait sa tête d’ampoule d’avant en arrière en glapissant à la cantonade son message de bienvenue, qui sortait d’un haut-parleur en forme de tuyau planté au milieu de sa tête grossière. Sa voix métallique résonnait dans la ville déserte : « Des filles, des filles, des filles ! Des humaines, des robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça peut faire, on voit pas la différence, elles vous feront ce que vous voudrez sans rechigner, « pas question » fait pas partie de leur vo-CA-bu-laire, elles vous donneront satisfaction tout le long ! Des filles, des filles, des filles ! Des humaines ou des robotes, venez toucher vous-même, on sent pas la différence ! Elles font tout ce que vous voulez ! Elles veulent tout ce que vous voulez ! »
Marchant à côté d’elle, Susannah vit la belle jeune femme blanche avec le ventre arrondi, les jambes égratignées et les cheveux noirs aux épaules. Alors qu’elles franchissaient toutes les deux la façade criarde en trompe-l’œil du SALOON « LE BON TEMPS » DE FEDIC, BAR ET PALAIS DE LA DANSE, Susannah vit qu’elle portait une robe écossaise délavée qui mettait en avant son état, au point que son apparence avait quelque chose d’effroyable, comme un signe annonciateur de l’Apocalypse. Les huaraches de l’allure du château avaient été remplacés par des bottillonnes éraflées et usées. Elles portaient toutes les deux des bottillonnes, dont les talons claquaient sur les planches en un son creux.
Un peu plus haut dans la rue, de l’une des salles de bar désertes montait un air saccadé de jazz, et une bribe d’un vieux poème revint à la mémoire de Susannah : Une bande de gars faisait la noce au Malamute Saloon !
Elle regarda par-dessus les portes battantes et ne fut pas surprise le moins du monde de voir apparaître les mots : MALAMUTE SALOON.
Elle ralentit assez longtemps pour jeter un œil au-delà des portes et aperçut un piano chromé qui jouait tout seul, ses touches poussiéreuses se soulevant et s’abaissant au rythme de la mélodie, une simple boîte à musique mécanique construite sans aucun doute par la très populaire North Central Positronics, essayant de distraire un public inexistant, à l’exception d’un robot mort et, au fond de la salle, de deux squelettes au dernier stade de la décomposition, entre os et poussière.
Plus loin, au bout de l’unique rue de la ville, se dressaient les remparts. Ils étaient si hauts et si larges qu’ils masquaient presque tout le ciel.
Susannah se frappa subitement la tête du poing. Puis elle tendit les mains devant elle et claqua des doigts.
— Que fais-tu ? demanda Mia. Dis-le-moi, je te prie.
— Je vérifie que je suis bien là. Physiquement, je veux dire.
— Tu es bien là.
— On dirait, oui. Mais comment est-ce possible ?
Mia secoua la tête, signifiant par là qu’elle n’en savait rien. Sur ce sujet, du moins, Susannah avait tendance à la croire. Et Detta ne manifesta pas non plus d’avis contraire.
— Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais, dit Susannah en regardant autour d’elle. Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.
— Non pas ? demanda sa compagne de route (et sans beaucoup d’enthousiasme).
Mia avançait de cette démarche de canard qui se dandine, à la fois maladroite et bizarrement attendrissante, qui semble convenir le mieux aux femmes en fin de grossesse.
— Et à quoi t’attendais-tu exactement, Susannah ?
— À quelque chose de plus médiéval, j’imagine. Plus dans ce style-là.
Elle pointa le doigt en direction du château.
Mia haussa les épaules, comme pour dire : « C’est à prendre ou à laisser », puis répondit :
— Est-ce que l’autre est avec toi ? Langue Pendue ?
Elle voulait parler de Detta. Bien sûr.
— Elle est toujours avec moi. Elle fait partie de moi, tout comme ton p’tit gars fait partie de toi.
Même si Susannah aurait donné un bras pour savoir comment c’était Mia qui avait pu se retrouver enceinte alors que c’était elle qui s’était fait baiser.
— Mais moi je serai bientôt libérée, fit remarquer Mia. Seras-tu jamais libérée de ton fardeau à toi ?
— J’ai cru l’être, répondit sincèrement Susannah. Et puis elle est revenue. Principalement pour s’occuper de toi, je dirais.