— Je la déteste.
— Je sais.
Et il n’y avait pas que ça, que Susannah savait. Mia avait peur de Detta, aussi. Elle en avait peur beaucoup-beaucoup.
— Si elle parle, c’est la fin de notre palabre.
Susannah haussa les épaules.
— Elle vient quand elle veut et elle parle quand elle décide de parler. Elle ne me demande pas la permission.
Devant elles, de leur côté de la rue, un panneau était accroché sur un montant en arc de cercle :
Le panneau n’intéressa pas Susannah autant que les deux objets gisant sur le quai crasseux, derrière : une poupée, tellement décomposée que seuls la tête et un bras restaient identifiables et, plus loin, un masque. Bien qu’il parût fait de métal, il semblait avoir pourri comme de la chair. Les dents qui saillaient du rictus étaient des crocs de chien. Les yeux étaient en verre. Des objectifs, Susannah en était certaine, eux aussi sortant des usines North Central Positronics. Autour du masque elle aperçut quelques fibres de tissu vert, le reste de la capuche de cette chose. Susannah n’eut aucun mal à faire le rapprochement entre les restes de la poupée et les restes du Loup. Comme Detta aimait parfois à le répéter à la cantonade (particulièrement à ces gars excités qu’elle entraînait dans les parkings des bars), sa m’man n’avait pas élevé une imbécile.
— C’est là qu’ils les emmenaient, dit-elle. C’est là que les Loups emmenaient les jumeaux enlevés à Calla Bryn Sturgis. C’est là qu’ils les — quoi, d’ailleurs ? — , qu’ils les transformaient.
— Pas seulement à Calla Bryn Sturgis, dit Mia d’un air indifférent. Mais si fait. Et une fois que les babés étaient arrivés jusqu’ici, ils les emmenaient là-bas. Vers un lieu que tu reconnaîtras aussi, j’en suis certaine.
Elle tendit le doigt en direction de la rue principale de Fedic, et au-delà. Le dernier bâtiment avant le point où les remparts marquaient brutalement la limite de la ville était une longue baraque préfabriquée en tôle, aux parois métalliques crasseuses et ondulées et au toit incurvé rongé de rouille. Les fenêtres sur le côté visible par Susannah avaient été condamnées avec des planches. Une barre d’attache métallique courait le long du bâtiment. Environ soixante-dix chevaux y étaient attachés, tous gris. Certains étaient tombés et restaient couchés à terre, les jambes tendues en l’air. Un ou deux avaient tourné la tête en direction des voix de femmes et semblaient s’être figés dans cette position. C’était là un comportement peu typique d’un cheval, mais, bien entendu, il ne s’agissait pas de vrais chevaux. C’étaient des robots, ou des cyborgs, ou toute autre appellation que Roland aurait pu leur donner. Bon nombre d’entre eux s’étaient visiblement arrêtés, usés jusqu’à la corde.
Sur la façade de ce bâtiment un disque métallique indiquait :
— C’est un autre Dogan, n’est-ce pas ? demanda Susannah.
— Eh bien, oui et non, répondit Mia. C’est le Dogan de tous les Dogans, en fait.
— Là où les Loups amenaient les enfants.
— Si fait, et où ils les amèneront encore, ajouta Mia. Car la tâche du Roi se poursuivra, une fois rattrapé le petit contretemps engendré par l’intervention de ton ami le Pistolero. Je n’en doute pas une seconde.
Susannah la regarda avec une curiosité non feinte.
— Comment peux-tu tenir des propos si cruels, tout en gardant l’air si serein ? Ils amènent des enfants ici, et ils leur récurent le cerveau comme… comme des calebasses. Des enfants, qui n’ont jamais fait de mal à personne ! Et ce qu’ils renvoient, ce sont des grandes gigues débiles qui atteignent leur taille maximale en traversant un véritable calvaire et meurent souvent de la même manière. Est-ce que tu te montrerais aussi optimiste, Mia, s’il s’agissait de ton enfant qu’on emmenait sur une de ces selles, et qu’il hurlait ton nom en tendant les bras vers toi ?
Mia rougit violemment, mais fut capable de croiser le regard de Susannah.
— Chacun doit suivre la voie sur laquelle l’engage le ka, Susannah de New York. La mienne, c’est de porter mon p’tit gars, de l’élever, et ainsi de mettre fin à la quête de ton dinh. Et à sa vie.
— C’est merveilleux comme tout le monde a l’air de savoir ce que le ka signifie pour lui, dit Susannah. Tu ne trouves pas ça merveilleux ?
— Mon avis, c’est que tu essaies de te moquer de moi parce que tu as peur, dit Mia d’une voix égale. Si grâce à ça tu te sens mieux, alors si fait, vas-y.
Elle tendit les bras et esquissa une petite révérence ironique, au-dessus de son ventre protubérant.
Elles s’étaient arrêtées sur le trottoir en bois, devant une boutique CHAPEAUX ET ARTICLES POUR DAMES, située en face du Dogan de Fedic. Susannah pensa : Gaspille la journée, n’oublie pas que c’est l’autre tâche que tu as à accomplir ici. Tuer le temps. Retiens ce corps singulier que nous avons à présent l’air de partager aussi longtemps que tu pourras dans ces toilettes pour femmes.
— Je ne me moque pas, répliqua Susannah. Je te demande seulement de te mettre à la place de toutes ces autres mères.
Mia secoua la tête avec colère, faisant voler ses cheveux d’encre, qui lui balayaient les épaules.
— Ce n’est pas moi qui ai scellé leur destin, jeune dame, de même qu’elles n’ont pas scellé le mien. Je vais épargner mes larmes, merci beaucoup. Veux-tu entendre mon récit, ou non ?
— Oui, s’il te plaît.
— Alors asseyons-nous, car mes jambes fatiguées me font souffrir.
Dans le Gin-Puppie Saloon, situé à quelques devantures déglinguées de là, plus bas dans la rue, elles trouvèrent des chaises encore capables de supporter leur poids, mais aucune des deux femmes n’avait envie de rester dans le saloon même, qui empestait la mort et la poussière. Elles traînèrent les chaises dehors, sur le passage de planches, où Mia s’assit avec un soupir de soulagement éloquent.
— Bientôt, bientôt tu seras libérée, Susannah de New York, et moi avec toi.
— Peut-être, mais je ne comprends rien à tout ça. Surtout pas pourquoi tu te précipites dans les bras de ce Sayre, alors que tu sais très bien qu’il sert le Roi Cramoisi.
— Silence ! ordonna Mia.
Elle était assise, les jambes écartées, son énorme ventre saillant devant elle, le regard vagabondant le long de la rue déserte.
— C’est un homme du Roi qui m’a donné une chance d’accomplir la seule destinée que le ka m’ait laissée. Pas Sayre, mais un bien plus haut placé que lui. Quelqu’un à qui Sayre doit rendre des comptes. Un homme du nom de Walter.
Le nom du vieil ennemi mortel de Roland fit sursauter Susannah. Mia la regarda et lui adressa un sourire sombre.
— Tu connais ce nom, à ce que je vois. Eh bien, peut-être que ça nous épargnera quelques explications. Les dieux savent qu’on a déjà beaucoup trop parlé à mon goût ; je ne suis pas faite pour ça. Je suis faite pour porter mon p’tit gars et l’élever, rien de plus. Et rien de moins.