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Susannah ne sut quoi répondre. Elle était censée tuer, tuer le temps, c’était sa corvée du jour, mais pour tout dire elle commençait à trouver l’obsession de Mia quelque peu pénible. Et effrayante, aussi.

Comme si elle parvenait à lire dans ses pensées, Mia dit :

— Je suis ce que je suis, et ça me va bien. Si ça ne plaît pas aux autres, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je leur crache à la figure !

Du Detta Walker dans toute sa splendeur, pensa Susannah, mais elle ne répondit rien. Il lui parut plus prudent de se taire.

Après une pause, Mia reprit :

— Pourtant, je mentirais si je disais que me retrouver ici ne réveille pas… certains souvenirs. Oui-là !

Et, contre toute attente, elle se mit à rire. Et, encore plus surprenant, ce rire était mélodique et cristallin.

— Raconte-moi ton histoire, l’encouragea Susannah. Cette fois-ci, raconte-la-moi en entier. Nous avons du temps, avant que les contractions reprennent.

— Tu crois ?

— Je le sais. Raconte.

Pendant un moment, Mia resta là à contempler la rue, avec son épaisse couche d’oggan poussiéreux, et son air d’abandon sinistre et ancestral. Tandis que Susannah attendait son histoire, elle prit conscience pour la première fois de l’immobilité de Fedic, et de l’absence d’ombres. Elle voyait tout très clairement, et il n’y avait pas de lune dans le ciel sur l’allure du château, pourtant elle n’aurait pas dit que c’était le plein jour.

C’est le non-temps, murmura une voix en elle — une voix qu’elle ne connaissait pas. C’est un lieu de l’entre-deux, Susannah ; un lieu où les ombres s’annulent et où le temps retient son souffle.

Et alors Mia commença son récit. Il était plus court que Susannah l’aurait cru (plus court qu’elle ne l’avait souhaité, sachant la mission que lui avait confiée Eddie), mais il expliquait beaucoup de choses. En fait, il livrait plus de clés que Susannah n’en espérait. Elle écouta avec une fureur croissante, et où était le mal ? Elle n’avait pas seulement été violée, semblait-il, dans cet anneau de pierre et d’os. On l’avait aussi volée — le vol le plus étrange auquel une femme ait jamais été soumise.

Et il se poursuivait.

ONZE

— Regarde par là, s’il te sied, dit la femme à gros ventre assise à côté de Susannah sur le passage de planches. Regarde et vois Mia avant qu’elle gagne son nom.

Susannah regarda dans la rue. Elle ne vit d’abord rien d’autre qu’un wagon abandonné, un abreuvoir fendu et asséché depuis bien longtemps, et un objet argenté en forme d’étoile qui ressemblait à un débris d’éperon de cow-boy.

Puis, lentement, une silhouette brumeuse se dessina. C’était celle d’une femme nue. Elle était d’une beauté époustouflante — Susannah put le dire avant même que la forme fût complètement apparue. Elle n’avait pas d’âge. Sa chevelure noire lui balayait les épaules. Elle avait le ventre plat et son nombril formait une petite coupe coquine dans laquelle n’importe quel homme aurait aimé tremper la langue. Susannah (ou peut-être était-ce Detta) pensa : Bon sang, j’y tremperais bien la mienne. Entre les cuisses de la femme-fantôme se cachait une fente astucieuse. Et une force d’attraction toute différente.

— C’est moi, quand je suis arrivée ici, dit la version enceinte assise à côté de Susannah. Elle parlait presque comme une femme montrant des photos de ses vacances. Là c’est moi au Grand Canyon, là c’est à Seattle, et puis à la Grande Coulée ; oh, et là je suis dans la grand-rue de Fedic, si cela vous sied. La femme enceinte était belle elle aussi, mais pas la même beauté surnaturelle que cette ombre dans la rue. La femme enceinte avait un âge bien défini, par exemple — fin de la vingtaine —, et son visage portait les marques de l’expérience. Douloureuse, en majeure partie.

— J’ai dit que c’était un démon élémentaire — celui qui a fait l’amour à ton dinh — mais j’ai menti. Je croyais que tu t’en doutais. Je n’ai pas menti pour en tirer le moindre avantage, mais seulement… je ne sais pas… j’ai pris mes désirs pour des réalités, j’imagine. Je voulais que le bébé soit le mien aussi de cette manière…

— Le tien, depuis les origines.

— Si fait, depuis les origines — tu dis vrai.

Elles regardèrent la femme nue remonter la rue, les bras se balançant au rythme de la marche, les muscles de son long cou mouvant sous la peau, les hanches ondulant d’un côté à l’autre dans cet éternel mouvement d’oscillation. Elle ne laissait aucune trace sur l’oggan.

— Je t’ai dit que les créatures du monde invisible étaient restées derrière, quand le Prim s’était retiré. La plupart sont mortes, comme les poissons ou les animaux marins, lorsqu’ils se retrouvent sur la plage, à étouffer dans cet air inconnu. Mais il y a aussi celles qui se sont adaptées, et j’ai été une de ces malheureuses. J’ai erré, sans relâche. Et quand je croisais des hommes dans les terres perdues, je prenais la forme que tu vois là.

Comme un mannequin sur le podium (qui aurait oublié d’enfiler le dernier modèle de haute couture parisienne qu’elle est censée porter), la femme pivota sur les talons, ses fesses se tendant avec une aisance soyeuse et charmante, créant d’éphémères creux et déliés. Elle reprit sa marche en sens inverse, ses yeux sous la ligne droite de sa frange fixés sur l’horizon lointain, sa chevelure se balançant derrière ses oreilles sans bijoux.

— Dès que je trouvais quelqu’un avec une bite, je le baisais, expliquait Mia. C’était effectivement un point commun avec le démon élémentaire qui a d’abord essayé de lier commerce avec votre soh, puis qui a eu commerce avec ton dinh, ce qui explique aussi mon mensonge, sans doute. Et j’ai trouvé ton dinh plutôt attirant.

Un accent rauque de gourmandise passa fugitivement dans sa voix. La Detta à l’intérieur de Susannah le trouva excitant. La Detta à l’intérieur de Susannah découvrit les dents en un sourire de complicité épouvantable.

— Je les baisais, et quand ils ne parvenaient pas à se libérer, je les baisais jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Très factuel. Après la Grande Coulée, on est allé à Yosemite.

— Voudrais-tu bien dire quelque chose pour moi à ton dinh, Susannah ? Si tu le revois un jour ?

— Si fait, si tu veux.

— Il a connu autrefois un homme — un homme mauvais — du nom d’Amos Depape, frère de Roy Depape, qui faisait la loi avec Eldred Jonas, à Mejis. Ton dinh croit qu’Amos Depape a été piqué par un serpent et qu’il en est mort ; en un sens, c’est ce qui s’est passé… mais ce serpent, c’était moi.

Susannah ne dit rien.

— Je ne les baisais pas pour le sexe, je ne les baisais pas pour les tuer, même si je me fichais qu’ils meurent et que leur bite rétrécissait et sortait de mon corps comme de la glace fondue. En vérité, je ne savais pas pourquoi je les baisais, jusqu’à mon arrivée ici, à Fedic. En ces jours lointains, il restait des hommes et des femmes ici. La Mort Rouge n’était pas venue, tu intuites. La faille dans le sol courait déjà sous la ville, mais le pont qui l’enjambait tenait bon. Ces gens étaient entêtés, ils essayaient de résister coûte que coûte, même quand a commencé à courir la rumeur que le Château de Discordia était hanté. Les trains continuaient d’arriver, même si les horaires étaient devenus imprécis…