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Dix à quinze minutes après que la terre se fut mise à monter sur leur droite, dans une enfilade de promontoires, de falaises et de mesas, ils se retrouvèrent à l’endroit même où, vingt-quatre heures plus tôt, ils avaient amené les enfants de La Calla, et livré leur bataille. Là, un chemin se séparait de la Route de l’Est, pour serpenter vaguement vers le nord-ouest. Dans le fossé, de l’autre côté de la route, on apercevait une tranchée de terre à vif. C’était la cachette dans laquelle Roland, son ka-tet et les dames lanceuses de plat avaient attendu les Loups.

Et, à propos de Loups, où étaient-ils donc ? Lorsqu’ils avaient quitté les lieux de l’embuscade, le sol était jonché de cadavres. Plus d’une soixantaine, en tout, de formes humaines venues de l’ouest sur leurs montures, des formes vêtues de pantalons gris, de capes vertes et de masques de loups aux babines retroussées.

Roland mit pied à terre et rejoignit Henchick, qui descendait de la carriole avec la maladresse et la raideur que lui imposait son âge. Roland ne fit pas l’effort de l’aider. Henchick n’en attendait pas tant de lui, et s’en serait peut-être même offensé.

Le Pistolero le laissa secouer sa lourde cape sombre pour la remettre en place, ouvrit la bouche pour poser sa question, puis se rendit compte que ce n’était pas la peine. À trente ou quarante mètres de là, sur le côté droit de la route, se dressait une vaste colline de plants de maïs déracinés, là où hier encore il n’y avait rien. Roland constata qu’il s’agissait d’une sorte de monument funéraire, mais bâti sans aucun souci de respect. Il n’avait pris ni le temps ni la peine de se demander à quoi les folken avaient occupé leur après-midi de la veille — avant d’entamer les réjouissances qu’ils étaient en train de cuver présentement dans le sommeil — mais à présent il avait leur ouvrage sous les yeux. Avaient-ils craint de voir les Loups revenir à la vie ? Tout en se posant la question, il comprit que c’était exactement ce qu’ils avaient redouté. C’est pourquoi ils avaient traîné les lourds corps inertes (les chevaux gris aussi bien que les Loups vêtus de gris) jusque dans le champ, qu’ils les avaient entassés là bon gré mal gré, avant de les recouvrir de pieds de maïs arrachés. Et aujourd’hui, ils avaient transformé la bière en bûcher. Et si les seminons se levaient ? Roland pensa qu’ils y mettraient le feu quoi qu’il arrive, quitte à prendre le risque d’embraser la terre fertile s’étendant entre la route et le fleuve. Pourquoi pas ? La saison des cultures était passée, et comme engrais, rien ne valait le feu, comme disaient les vieux ; en outre, les folken ne seraient pas tranquilles tant que cette colline n’aurait pas brûlé. Et même alors, ils ne seraient pas nombreux à s’aventurer dans les parages.

— Roland, regarde, fit Eddie d’une voix tremblante, entre rage et chagrin. Ah, bon Dieu, regarde ça.

Vers l’extrémité du sentier, là où Jake, Benny et les jumeaux Tavery avaient attendu jusqu’à leur sprint final pour se mettre à l’abri, on apercevait un fauteuil roulant éraflé et cabossé, dont les chromes scintillaient dans les rayons du soleil, et dont l’assise était maculée de boue et de sang. La roue gauche était sérieusement voilée.

— Pourquoi parles-tu avec tant de rage ? demanda Henchick.

Il avait été rejoint par Cantab et une demi-douzaine d’anciens, membres de ce qu’Eddie appelait parfois intérieurement le Peuple de la Cape. Deux de ces anciens avaient l’air beaucoup plus vieux qu’Henchick lui-même, et Roland repensa à ce que Rosalita lui avait dit, la nuit précédente : Bon nombre d’entre eux presque aussi âgés qu’Henchick, essayant de gravir ce sentier en pleine nuit. Bon, il ne faisait pas noir, mais il n’était pas sûr que certains d’entre eux parviendraient à dépasser les premiers obstacles du chemin de la Grotte de la Porte, sans parler d’aller jusqu’au bout.

— Ils ont rapporté le siège roulant de ta femme jusqu’ici pour lui rendre hommage. À elle, et à toi. Alors pourquoi parles-tu avec tant de rage ?

— Parce qu’il n’est pas censé être tout cabossé, et qu’elle est censée se trouver dedans, répondit le jeune homme au vieillard. Vous intuitez ça, Henchick ?

— De toutes les émotions, la colère est la plus inutile, psalmodia Henchick. Elle est destructrice pour l’esprit et douloureuse pour le cœur.

Les lèvres d’Eddie s’étirèrent jusqu’à ne plus dessiner qu’une fine cicatrice blanche en dessous de son nez, mais il réussit à retenir sa réplique. Il avança jusqu’au fauteuil balafré de Susannah — il avait beau avoir roulé sur des centaines de kilomètres depuis qu’ils l’avaient déniché à Topeka, c’en était fini de ses jours de splendeur — et le contempla d’un air sombre. Lorsque Callahan s’approcha, Eddie fit signe au Père de rester à l’écart.

Jake fixait le point de la route où Benny avait été frappé et où il était mort. Le corps du garçon avait disparu, bien sûr, et on avait pris soin de recouvrir les traces de sang d’une couche fraîche d’oggan, mais Jake s’aperçut qu’il pouvait toujours distinguer les éclaboussures sombres, malgré tout. Et le bras tranché de Benny, paume tournée vers le ciel. Jake revit le Pa de son ami, surgissant du champ de maïs, remontant vers eux en titubant, apercevant le cadavre de son fils qui gisait là. Pendant les cinq secondes qui avaient suivi, il s’était trouvé incapable d’émettre le moindre son, le temps qu’il aurait fallu à quelqu’un pour annoncer à sai Slightman que c’était une issue inespérée, que les pertes étaient dérisoires : rien que deux morts, un garçon et la femme d’un rancher, et un gamin avec la cheville cassée. Du gâteau, vraiment. Mais personne ne l’avait fait, et c’est alors que Slightman l’Aîné s’était mis à hurler. Jake se disait que jamais il n’oublierait ce hurlement, tout comme jamais il n’oublierait la vision de Benny couché là, dans la poussière noire de sang, avec son bras arraché.

À côté de l’endroit où Benny était tombé, on avait camouflé autre chose sous une couche d’oggan. Jake ne distinguait plus qu’un petit éclat métallique. Il posa un genou au sol et déterra l’une des boules de mort des Loups, ces choses qu’on appelait vifs d’argent. Le modèle Harry Potter, si l’on en croyait l’inscription sur le côté de l’engin. La veille, il en avait tenu une paire entre ses mains, et les avait sentis vibrer. Il avait entendu leur bourdonnement assourdi et maléfique. Celui-ci était raide mort. Jake se releva et le lança en direction du tas de maïs qui recouvrait les cadavres des Loups. Il le lança avec une telle force que son bras lui fit mal. Il aurait sans doute des courbatures le lendemain, mais il s’en fichait. Il se fichait pas mal de ce qu’Henchick pensait de la colère, aussi. Eddie voulait retrouver sa femme ; Jake voulait retrouver son ami. Et si Eddie avait peut-être une chance d’obtenir ce qu’il voulait, un jour ou l’autre, Jake Chambers ne le pourrait jamais. Parce que la mort était un cadeau chaque jour renouvelé. La mort, comme les diamants, était éternelle.

Il voulait poursuivre son chemin, laisser derrière lui cette portion de la Route de l’Est. Il voulait ne plus avoir à regarder le fauteuil roulant vide et cabossé de Susannah. Mais les Manni avaient formé une ronde autour du champ de bataille, et Henchick priait d’une voix aiguë et saccadée qui fit mal aux oreilles de Jake : on aurait vraiment dit les hurlements d’un cochon affolé. Il s’adressait à un certain En-Delà, demandant un passage sûr jusqu’à cette grotte là-bas, et le succès de leur entreprise, sans mort ni folie (Jake trouva particulièrement dérangeante cette partie de la prière, car il n’avait jamais considéré comme nécessaire de prier pour sa santé mentale). Le chef demanda aussi à l’En-Delà de donner vie à leurs aimants et à leurs pendules. Pour finir, il pria pour le kaven, la persistance de la magie, expression qui semblait posséder un pouvoir particulier, pour ces gens. Quand il eut terminé, ils dirent tous en chœur « En-Delà-sam, En-Delà-kra, En-Delà-cantah », et se lâchèrent les mains. Quelques-uns d’entre eux se mirent à genoux et tinrent encore un peu palabre avec le vrai patron.