— Les enfants ? demanda Susannah. Les jumeaux ?
Elle marqua une pause.
— Les Loups ?
— Non pas, tout ça s’est passé vingt-quatre siècles plus tard. Ou plus. Mais écoute-moi avec attention : il y a un couple à Fedic qui a eu un bébé. Tu n’as pas idée, Susannah de New York, de la rareté d’une telle merveille, à cette époque où la plupart des gens étaient aussi stériles que les élémentaires eux-mêmes, et où ceux qui ne l’étaient pas donnaient en général naissance à des lents mutants ou à des monstres tellement hideux que les parents les tuaient à la naissance, s’ils n’étaient pas mort-nés. Mais ce bébé !
Elle joignit les mains et ses yeux se mirent à briller.
— Il était tout rond et tout rose, sans une seule imperfection, pas même une tache de vin — parfait —, et au premier regard, j’ai su pour quoi j’étais faite. Je ne baisais pas pour le sexe, ni parce que dans le coït je devenais presque mortelle, ou parce que ça signifiait la mort pour la plupart de mes partenaires. C’était pour avoir un bébé comme le leur. Comme leur Michael.
Elle baissa légèrement la tête :
— Je l’aurais pris, tu sais. Je serais allée trouver cet homme, je l’aurais baisé jusqu’à le rendre fou, et alors je lui aurais glissé à l’oreille de tuer sa chère et tendre. Et quand elle aurait atteint la clairière au bout du sentier, je serais revenue le baiser à mort, et alors le bébé — ce merveilleux petit bébé tout rose — aurait été à moi. Tu vois ?
— Oui, répondit Susannah.
Elle se sentait nauséeuse. En face d’elles, au milieu de la rue, la femme-fantôme fit une nouvelle pirouette et reprit sa marche. Plus bas, le robot bonimenteur continuait de déverser son baratin criard et éternel : Des filles, des filles, des filles ! Des humaines, des robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça peut faire, on voit pas la différence !
— J’ai découvert que je ne pouvais pas les approcher, poursuivit Mia. Comme si un cercle magique avait été dessiné autour d’eux. C’était ce bébé, je suppose.
Et puis est venu le fléau. La Mort Rouge. Des gens ont prétendu que quelque chose avait été ouvert dans le château, un pot contenant une entité démoniaque, qui aurait dû rester fermé à jamais. D’autres ont dit que le fléau était sorti de la faille — qu’on appelle le Cul du Diable. Quoi qu’il en soit, ce fut la fin de toute vie à Fedic, de toute vie au bord de Discordia. Beaucoup sont partis à pied ou en wagon. Michael, le bébé, est resté avec ses parents, espérant qu’un train les emmènerait. Chaque jour j’attendais de les voir tomber malades — de voir apparaître les taches rouges sur le cher visage du bébé et sur ses petits bras rebondis — mais ça ne s’est jamais produit. Aucun des trois n’a été touché. Peut-être qu’ils étaient vraiment dans un cercle magique. Moi, je crois que oui. Et un train a fini par venir. C’était Patricia. Le Mono. Tu intuites…
— Oui, la coupa Susannah.
Elle savait tout ce qu’elle avait besoin de savoir, au sujet de l’homologue de Blaine le Mono. Autrefois son itinéraire devait passer par ici, ainsi qu’à Lud.
— Si fait. Ils l’ont pris. Je les ai regardés depuis le quai de la gare, essuyant mes larmes invisibles et poussant mes gémissements inaudibles. Ils l’ont pris, avec leur petit trésor… sauf qu’à l’époque il avait déjà trois ou quatre ans, il marchait et il parlait. Et ils sont partis. J’ai essayé de les suivre et, Susannah, je n’y suis pas arrivée. J’étais prisonnière, ici. Je l’étais devenue parce que j’avais compris quel était mon but.
Susannah se demanda ce qu’elle voulait dire, mais décida de ne pas faire de commentaire.
— Des années et des décennies se sont écoulées. Il ne restait plus à cette époque que des robots à Fedic, et des cadavres à l’air libre, laissés par la Mort Rouge, devenus des squelettes, puis retournés à la poussière. Puis les hommes sont revenus, mais je n’osais pas m’approcher d’eux, parce que c’étaient ses hommes.
Elle marqua un temps d’arrêt.
— Les hommes de cette chose.
— Le Roi Cramoisi.
— Si fait, ceux avec le trou qui ne s’arrête jamais de saigner, au milieu de leur front. Ils sont allés là-bas.
Du doigt elle désigna le Dogan de Fedic — la Gare expérimentale de l’Arc 16.
— Et bientôt, leurs maudites machines se sont remises en route, comme s’ils croyaient toujours que leurs machines allaient tenir le monde debout. Non pas que le maintenir debout soit leur but principal, tu intuites ! Non, non, non, pas eux ! Ils ont apporté des lits…
— Des lits ! s’exclama Susannah, alarmée.
La femme-fantôme dans la rue pivota une nouvelle fois sur les talons, dessinant une pirouette gracieuse.
— Si fait, pour les enfants, pourtant c’était encore de nombreuses années avant que les Loups commencent à les amener ici, et longtemps avant que tu entres dans l’histoire de ton dinh. Pourtant cette heure est venue, et Walter m’a trouvée.
— Peux-tu faire disparaître cette femme dans la rue ? demanda Susannah brusquement (et un peu sèchement). Je sais qu’elle est une version de toi, j’ai bien compris ça, mais elle me rend… je ne sais pas… nerveuse. Tu peux la faire disparaître ?
— Si fait, si tu le souhaites.
Mia arrondit les lèvres et souffla. La beauté troublante — cet esprit sans nom — disparut comme de la fumée.
Pendant quelque temps, Mia demeura silencieuse, essayant de retrouver le cours de son histoire. Puis elle reprit son récit :
— Walter… il m’a vue. Pas comme les autres hommes. Même ceux que je baisais à mort ne voyaient que ce qu’ils voulaient voir. Ou ce que je voulais qu’ils voient.
Elle sourit, apparemment visitée par une réminiscence désagréable.
— J’en ai fait mourir certains en leur faisant croire qu’ils étaient en train de baiser leur propre mère ! Tu aurais dû voir leur tête !
Son sourire s’évanouit.
— Mais Walter m’a vue, lui.
— À quoi il ressemblait ?
— Difficile à dire, Susannah. Il portait un capuchon et, dessous, on voyait qu’il souriait — un sourire immense — et il a palabré avec moi. Là.
Elle indiqua le Saloon du Bon Temps de Fedic, d’un doigt qui tremblait légèrement.
— Pas de marque sur le front, pourtant ?
— Nenni, j’en suis certaine, il ne fait pas partie de ceux que le Père Callahan appelle les ignobles. Leur boulot, ce sont les Briseurs. Les Briseurs, rien d’autre.
Susannah sentit de nouveau la colère la gagner, mais elle essaya de la dissimuler. Mia avait accès à tous ses souvenirs, ce qui signifiait à tous les rouages les plus intimes et les plus secrets de leur ka-tet. C’était comme découvrir qu’elle avait un voleur chez elle, qui avait essayé ses sous-vêtements, volé son argent et lu toutes ses lettres.
C’était horrible.
— Walter est ce que tu appellerais le Premier ministre du Roi Cramoisi, je dirais. Il avance souvent masqué et il est connu sous d’autres noms dans les autres mondes, mais il sourit toujours. Un homme qui sourit, qui rit…
— Je l’ai rencontré brièvement, dit Susannah, sous le nom de Flagg. J’espère bien le rencontrer de nouveau.
— Si tu le connaissais vraiment, tu n’espérerais jamais une telle chose.