— Ces Briseurs dont tu parles — où sont-ils ?
— Voyons… à Tonnefoudre, ne le sais-tu donc pas ? Dans les terres d’ombre. Pourquoi cette question ?
— Par simple curiosité, répondit Susannah.
Et elle crut entendre Eddie : Pose n’importe quelle question à laquelle elle voudra bien répondre. Gaspille la journée. Donne-nous une chance de te rattraper. Elle espérait que Mia ne pouvait lire dans ses pensées, lorsqu’elles étaient séparées ainsi. Si elle le pouvait, ils allaient très probablement tous finir dans la merde jusqu’au cou, sans bouée.
— Revenons à Walter. Tu peux me parler un peu de lui ?
Mia exprima une réticence à laquelle Susannah ne voulut croire tout à fait. Depuis combien de temps Mia n’avait-elle pas eu une oreille disposée à écouter les récits qu’elle était prête à faire ? Pour Susannah, la réponse était : probablement une éternité ; elle n’avait même sans doute jamais été écoutée. Et ces questions que posait Susannah, les doutes qu’elle formulait… ils avaient bien dû traverser l’esprit de Mia. Elle avait dû les bannir immédiatement, les considérer comme blasphématoires, mais allons, quand même, elle était loin d’être stupide. Sauf si l’obsession pouvait rendre stupide. Susannah se dit qu’on pouvait plaider en faveur de cette hypothèse.
— Susannah ? Le bafouilleux t’a mangé la langue ?
— Non, je me disais juste que ç’avait dû être un énorme soulagement pour toi, de le voir arriver.
Mia y réfléchit, puis sourit. Le sourire la changeait, lui donnait l’air d’une petite fille, timide et ingénue. Susannah dut faire un effort pour se rappeler qu’elle ne pouvait se fier à cette apparence.
— Oui ! Bien sûr ! Bien sûr que c’était un soulagement !
— Après avoir découvert ton but dans l’existence, et t’être retrouvée prisonnière ici… après avoir vu les Loups s’apprêter à entasser des enfants pour les charcuter… après tout ça, Walter arrive. C’est le diable, en fait, mais il te voit, lui. Lui il écoute ton triste récit. Et il te fait une offre.
— Il a dit que le Roi Cramoisi allait me donner un enfant, confirma Mia en posant doucement les mains sur le gros globe de son ventre. Mon Mordred, dont l’heure est enfin venue.
Mia tendit une nouvelle fois le doigt en direction de la Gare expérimentale de l’Arc 16. Ce qu’elle appelait le Dogan des Dogans. Un dernier vestige de sourire s’attardait sur ses lèvres, mais toute joie ou tout amusement en avait disparu. Elle avait les yeux brillants de peur et — peut-être — d’admiration craintive.
— C’est là qu’ils m’ont changée, qu’ils m’ont rendue mortelle. Autrefois il y avait des tas d’endroits comme celui-là — il y en avait forcément des tas — mais je jurerais par ma montre et mon billet que c’est le seul qui reste dans tout le Monde de l’Intérieur, l’Entre-Deux-Mondes et le Monde Ultime. C’est un lieu à la fois merveilleux et terrible. Et c’est là qu’ils m’ont emmenée.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
Susannah repensait à son Dogan à elle. Lui-même fondé, bien sûr, sur le Dogan de Jake. C’était assurément un lieu étrange, avec ses éclairs lumineux et ses multiples écrans de télé, mais pas effrayant.
— En sous-sol courent des souterrains qui mènent au château. Au bout de l’un d’eux se trouve une porte qui ouvre sur Tonnefoudre, côté La Calla, juste en dessous du dernier croissant de ténèbres. C’est celui qu’empruntent les Loups, pour leurs rafles.
Susannah hocha la tête. Voilà qui expliquait beaucoup de choses.
— Est-ce qu’ils remmènent les gosses par le même chemin ?
— Non pas, jeune dame, ne t’en déplaise ; comme bon nombre de portes, celle qui transporte les Loups de Fedic à Tonnefoudre est à sens unique. Une fois passé de l’autre côté, on ne la voit plus.
— Parce que ce n’est pas une porte magique, c’est ça ?
Mia sourit et opina de la tête en se tapotant le genou.
Susannah la considéra avec une excitation croissante.
— C’est encore une histoire de jumeau.
— Dis-tu ainsi ?
— Oui. Sauf que cette fois-ci, Pince-mi et Pince-moi sont respectivement la science et la magie. Le rationnel et l’irrationnel. La santé et la folie. Peu importe quelle dichotomie tu choisis, c’est toujours bel et bien une fichue paire.
— Si fait ? Tu dis ainsi ?
— Oui ! Les portes magiques — comme celle qu’Eddie a trouvée, par laquelle tu m’as forcée à revenir à New York — sont à double sens. Les portes conçues par North Central Positronics pour les remplacer quand le Prim s’est retiré et que la magie s’est évanouie… elles sont à sens unique. Est-ce que j’ai raison ?
— Je crois bien, si fait.
— Peut-être qu’ils n’ont pas eu le temps de découvrir les secrets de la téléportation, qu’ils n’ont pas trouvé l’autoroute à deux voies à temps, avant que le monde change. Quoi qu’il en soit, les Loups se rendent à Tonnefoudre côté La Calla par une porte, et ils rentrent à Fedic par le train. Exact ?
Mia acquiesça.
Susannah n’avait plus l’impression d’essayer simplement de tuer le temps. Cette information pourrait se révéler très utile, par la suite.
— Et une fois que les hommes du Roi, les ignobles du Père Callahan, ont récuré le cerveau de ces enfants, qu’advient-il ? Ils repassent la porte avec eux, je suppose. Celle située sous le château. Ils retournent au quartier général des Loups. Et de là un train les remmène jusque chez eux.
— Si fait.
— Pourquoi prennent-ils la peine de les ramener ?
— Jeune dame, je n’en sais rien.
Puis la voix de Mia chancela.
— Il y a une autre porte sous le Château Discordia. Une autre porte dans les chambres de la ruine. Une qui va…
Elle s’humecta les lèvres.
— Qui va vaadasch.
— Vaadasch ?… je connais ce terme, mais je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’il y a de si terrible à…
— Il existe des mondes infinis, ton dinh a raison à ce propos, mais même lorsque ces mondes sont proches — comme certains des multiples New York — il existe des espaces infinis entre eux. Ils sont comparables aux espaces qui s’étendent entre les murs intérieurs et les murs extérieurs d’une maison, par exemple. Des endroits toujours plongés dans le noir. Mais ce n’est pas parce qu’il fait noir quelque part que c’est le vide. N’est-ce pas, Susannah ?
Il y a des monstres dans les ténèbres vaadasch.
Qui avait dit ça ? Roland ? Elle n’était pas certaine de se le rappeler, et quelle importance ? Elle crut comprendre ce que disait Mia, et si c’était bien ce qu’elle supposait, c’était effroyable.
— Des rats dans les murs, Susannah. Des chauves-souris dans les murs. Toutes sortes d’insectes suçant et mordant, dans les murs.
— Arrête, je crois que je vois le tableau.
— Cette porte sous le château — c’est une erreur qu’ils ont commise, j’en suis sûre —, elle ne va nulle part. Elle ouvre sur les ténèbres entre les mondes. L’espace vaadasch. Mais pas vide.
Sa voix baissa encore d’un ton.
— Cette porte est réservée aux ennemis les plus farouches du Roi Rouge. Ils sont envoyés dans des ténèbres où ils peuvent exister — aveugles, errant et déments — pendant des années. Mais à la fin, quelque chose finit toujours par les trouver et par les dévorer. Des monstres que des esprits comme les nôtres sont même incapables de concevoir.