— C’est moi qui vais te faire taire, lança Mia.
Et soudain, la rue principale de Fedic s’ouvrit, tout comme l’allure s’était ouverte. Derrière apparaissait une sorte de trou noir saillant. Noir mais pas vide. Oh non, pas vide, Susannah le ressentit très clairement.
Elles tombèrent. Mia les précipita vers le trou noir. Susannah essaya de les retenir, mais sans aucun succès. Tandis qu’elles dégringolaient dans le noir, elle entendit dans sa tête une pensée psalmodiée, tournant et retournant en un cercle infini et inquiétant : Ô, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée, a garé son SEMI-REMORQUE.
dans le COCHON DU SUD, l’année…
Avant que ce petit leitmotiv exaspérant (mais tellement important) achève sa dernière boucle dans la tête de Susannah-Mio, la tête en question alla cogner contre un obstacle, assez fort pour faire exploser une galaxie entière d’étoiles dans son champ de vision. Lorsqu’elles finirent par se dissiper, elle vit, en très gros, apparaître sous ses yeux :
NK ATT
Elle recula et vit BANGO SKANK ATTEND LE Roi !
C’était le graffiti inscrit sur la porte, dans la cabine des toilettes. Sa vie était hantée par les portes — et ce, semblait-il, depuis que la porte de sa cellule s’était refermée sur elle à Oxford, Mississippi — mais celle-ci était fermée. Bien. Elle en arrivait à croire que les portes fermées présentaient moins de problèmes. Bientôt celle-ci s’ouvrirait et les problèmes recommenceraient.
Mia : Je t’ai dit tout ce que je savais. Maintenant, tu vas m’aider à me rendre au Cochon du Sud, ou je vais devoir y arriver par mes propres moyens ? Je le peux, s’il le faut, surtout avec la tortue pour m’aider.
Susannah : Je t’aiderai.
Même si l’aide que Mia recevrait d’elle dépendait en quelque sorte de l’heure qu’il était. Combien de temps avaient-elles passé là-dedans ? Elle ne sentait plus du tout ses jambes en dessous des genoux — ni ses fesses, d’ailleurs — et elle se dit que c’était bon signe, mais sous ces lumières fluorescentes, Susannah se dit qu’il devait toujours être quelque part entre deux heures.
Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? demanda Mia d’un air suspicieux. Qu’est-ce que ça peut bien te faire, l’heure qu’il est ?
Susannah chercha tant bien que mal une explication.
Pour le bébé. Tu sais que ce que j’ai fait ne le retiendra pas très longtemps, n’est-ce pas ?
Bien sûr que je le sais. C’est pour ça que j’ai voulu qu’on se remette en route.
Très bien. Voyons un peu l’oseille que nous a laissée ce bon vieux Mats.
Mia sortit la petite liasse de billets et les regarda sans comprendre.
Prends celui sur lequel il y a écrit Jackson.
Je… Embarrassée. Je ne sais pas lire.
Laisse-moi passer devant. Moi je le lirai.
Non !
D’accord, d’accord, calme-toi. C’est le type avec les longs cheveux blancs coiffés en arrière, un peu à la Elvis.
Je ne sais pas qui est cet Elvis…
Peu importe, c’est celui juste sur le dessus. Bien. Maintenant remets le reste des billets dans ta poche, bien à l’abri. Garde celui de vingt dans la paume de ta main.
OK, on va faire péter la baraque.
Mia, la ferme.
Lorsqu’elles pénétrèrent de nouveau dans le hall — à pas lents, sur des jambes toutes picotées par les fourmis — Susannah se sentit quelque peu réconfortée en constatant que le soir tombait. Elle n’avait pas réussi à gaspiller toute la journée, visiblement, mais elle en avait épuisé la majeure partie.
Le hall était encore en effervescence, mais la frénésie était retombée. La belle Eurasienne qui les avait accueillies était partie, ayant fini son service. Sous le dais de l’entrée, deux nouveaux hommes en costume de pingouin vert sifflaient pour appeler les taxis, pour des clients pour la plupart en smoking ou robe du soir à paillettes.
Ils vont à des soirées, dit Susannah. Ou peut-être au théâtre.
Susannah, je m’en moque. Est-ce qu’il nous faut obtenir un de ces véhicules jaunes d’un de ces hommes en costume vert ?
Non. On va prendre un taxi au coin.
C’est ainsi que tu dis ?
Oh, arrête un peu avec tes soupçons. Je suis certaine que tu vas droit à la mort de ton gamin, ou à la tienne, mais je reconnais ton intention de bien faire et je tiendrai ma promesse. Alors oui, c’est ainsi que je dis.
Très bien.
Sans un mot de plus — et certainement sans un mot d’excuse — Mia quitta l’hôtel, tourna à droite et reprit la direction de la 2e Avenue, vers le 2, Hammarskjöld Plaza, et la belle chanson de la rose.
Au coin de la 2e et de la 46e, un wagon métallique d’un rouge fané était garé le long du trottoir. Le trottoir était jaune, à cette hauteur, et un homme en costume bleu — un Garde du Guet, à en juger par son arme de poing — semblait en pleine discussion avec un grand homme à barbe blanche, à ce propos.
À l’intérieur d’elle-même, Mia sentit une agitation, comme un sursaut d’excitation.
Susannah ? Que se passe-t-il ?
Cet homme !
Le Garde du Guet ? Lui ?
Non, celui à barbe ! Il ressemble presque trait pour trait à Henchick ! Henchick des Manni ! Tu ne vois donc pas ?
Mia ne voyait pas, et s’en moquait éperdument. Elle en déduisit simplement que, bien qu’il fût interdit de garer des wagons le long du trottoir jaune, et bien que le vieil homme parût le comprendre, il était bien décidé à ne pas bouger. Il continua à sortir des chevalets et à poser des toiles dessus. Mia perçut qu’il s’agissait d’une vieille querelle entre les deux hommes.
— Il va falloir que je vous mette une amende, Révérend.
— Faites ce que vous avez à faire, agent Benzyck. Dieu vous aime.
— Bien. Je suis ravi de l’entendre. Pour ce qui est de l’amende, vous allez la déchirer. Je me trompe ?
— Rendez à César ce qui est à César ; rendez à Dieu ce qui est à Dieu. Ainsi dit la Bible, béni soit le Saint Livre du Seigneur.
— Je veux bien fermer les yeux pour cette fois, dit Benzyck de la Garde.
Il sortit un épais bloc de sa poche arrière et se mit à gribouiller dessus. Là encore, elle eut l’impression d’un vieux rituel.