— Mais je vais vous dire une bonne chose, Harrigan — à force de vous moquer de la loi comme ça, vous allez vous faire coincer. Un de ces jours la mairie vous demandera des comptes, et ce jour-là ils vont se faire un plaisir de vous botter le cul. Et j’espère bien que je serai dans le coin pour voir ça.
Il déchira une feuille de son bloc, s’avança jusqu’au wagon métallique et glissa le papier sous une barre noire posée sur la vitre avant du véhicule.
Susannah, d’un air amusé :
Il se prend une amende. Et à en juger par leur petit dialogue, ce n’est pas la première.
Mia, distraite un instant, malgré elle :
Qu’est-ce qui est écrit, sur le côté du wagon, Susannah ?
Il y eut comme un glissement, pendant lequel Susannah passa presque devant, puis comme l’impression de loucher. C’était une drôle de sensation pour Mia, comme si on la chatouillait à l’intérieur du cerveau.
Susannah, toujours du même ton amusé :
Il est écrit : ÉGLISE DE LA BOMBE DIVINE, Rév. Earl Harrigan. Ça dit aussi : DONNEZ, DIEU VOUS LE RENDRA AU CENTUPLE AU PARADIS.
Le Paradis, qu’est-ce que c’est ?
C’est une autre façon de dire la clairière au bout du sentier. Ah.
Benzyck de la Garde du Guet parcourait le trottoir, les mains croisées derrière le dos, son énorme derrière se balançant sous le pantalon bleu de son uniforme, mais avec le sens du devoir accompli. Pendant ce temps, le Révérend Harrigan disposait ses chevalets. Sur l’un d’eux il posa un tableau représentant un homme que libérait de prison un autre homme en robe blanche. La tête de Tunique-Blanche rayonnait de lumière. Sur le tableau suivant, Tunique-Blanche se détournait d’un monstre à peau rouge, avec des cornes sur la tête. Le monstre à cornes jetait un regard massacrant à sai Tunique-Blanche.
Susannah, cette chose rouge, c’est ainsi que les gens de ce monde voient le Roi Cramoisi ?
Susannah :
J’imagine, oui. C’est Satan, si tu préfères — le seigneur des enfers. Fais en sorte que l’illuminé te dégote un taxi, tu veux bien ? Sers-toi de la tortue.
De nouveau, d’un ton suspicieux (visiblement, Mia ne pouvait pas s’en empêcher) : Tu dis ainsi ?
Je dis vrai ! Si fait ! Par Jésus-Christ, femme ! D’accord, d’accord.
Mia avait l’air un peu gêné. Elle se dirigea vers le Révérend Harrigan, tout en sortant la figurine de sa poche.
Susannah eut soudain un éclair de lucidité, et sut exactement ce qu’elle devait faire. Elle se retira en Mia (si cette fille ne pouvait pas dénicher un taxi avec la tortue magique, il n’y avait plus d’espoir) et, les yeux fermés très serré, elle visualisa le Dogan. Lorsqu’elle les rouvrit, elle y était. Elle se saisit du micro qu’elle avait utilisé pour appeler Eddie et appuya sur le bouton.
— Harrigan ! lança-t-elle dans le micro. Révérend Earl Harrigan, vous êtes là ? Vous me recevez, trésor ? Vous me recevez ?
Le Révérend Harrigan marqua un temps d’arrêt au milieu de sa tâche, et regarda la femme noire — un joli petit lot, gloire à Dieu — monter dans un taxi. Le taxi s’éloigna. Il avait beaucoup à faire, avant son sermon du soir — son petit sketch avec l’agent Benzyck n’était qu’une mise en bouche —, pourtant il resta là à contempler les feux arrière du taxi qui scintillaient et qui rétrécissaient.
Venait-il juste de lui arriver quelque chose ?
Juste là ? Était-il possible que… ?
Le Révérend Harrigan tomba à genoux sur le pavé, sans se soucier une seconde des passants qui défilaient (de même qu’eux ne se souciaient pas de lui). Il serra ses grosses et vieilles mains de serviteur de Dieu l’une contre l’autre et les porta à son menton. Il savait ce que disait la Bible, que la prière était une affaire privée, à accomplir dans le secret de son alcôve, et il avait passé une bonne partie de sa vie à genoux tout seul, gloire au Très Haut, mais il croyait aussi que Dieu voulait que les gens voient ce qu’était un homme de prière, de temps à autre, parce que pour la plupart — bon Diou — ils avaient oublié à quoi ça ressemblait. Et il n’y avait pas meilleur endroit, pas lieu plus agréable pour s’adresser à Dieu qu’ici même, au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue. Il y avait comme un chant, ici, un chant clair et doux. Il élevait l’âme, clarifiait l’esprit… et, incidemment, il clarifiait aussi la peau. Ce n’était pas la voix de Dieu, et le Révérend n’avait pas l’esprit assez stupide ou assez sacrilège pour croire le contraire, mais il avait comme l’impression qu’il s’agissait d’anges. Oui, bon Diou, bombe divine, la voix des sé-ra-phins !
— Dieu, viens-Tu de lâcher une de tes petites bombes divines sur moi ? Je voudrais savoir, cette voix que je viens d’entendre, c’était la Tienne ou la mienne ?
Pas de réponse. Toutes ces questions, et pas de réponses. Il faudrait qu’il y réfléchisse. En attendant, il avait un sermon à préparer. Un spectacle à faire, si on voulait dire les choses de manière crue.
Le Révérend Harrigan se rendit à sa camionnette, se gara le long du trottoir jaune comme à son habitude, et ouvrit les portes du coffre. Puis il sortit du véhicule les pamphlets, l’assiette de collection recouverte de soie qu’il avait posée à côté de lui sur le trottoir, et le cube de gros bois. La boîte à savon sur laquelle il se tiendrait debout, levez les mains bien haut et criez Alléluia !
Et, oui, mon frère, pendant que vous y êtes, si vous poussiez un petit amen ?
SOLISTE :
CHŒUR :
ONZIÈME COUPLET
L’AUTEUR
Le temps d’atteindre le petit centre commercial de la ville de Bridgton — un supermarché, une laverie et un drugstore étrangement grand, proportionnellement — Roland comme Eddie l’avaient senti : pas seulement le chant, mais aussi la puissance qui se rassemblait. Elle les emportait, vers le haut, comme une sorte d’ascenseur fou et merveilleux. Eddie se surprit à penser à la poudre magique de la Fée Clochette et à la plume magique de Dumbo. C’était comme se rapprocher de la rose, sans ressembler vraiment à ça. Rien dans cette petite ville de Nouvelle-Angleterre n’évoquait la sainteté ou la sanctification, mais il s’y passait quelque chose, et quelque chose de puissant.