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Sur la route qui les amenait depuis East Stoneham, suivant les panneaux indiquant Bridgton, de petite route de campagne en petite route de campagne, Eddie avait aussi senti autre chose : l’aspect incroyablement précis de ce monde. Les sous-bois verts des forêts de pins étaient d’une justesse qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant, dont il n’avait même jamais soupçonné l’existence. Les oiseaux qui s’ébattaient dans le ciel estival le laissaient le souffle coupé, jusqu’aux moineaux les plus ordinaires. Même les ombres sur le sol semblaient posséder une épaisseur bien à elles, une couche de velours, comme si on pouvait les toucher, les ramasser, si on le désirait.

Eddie finit par demander à Roland s’il le ressentait, lui aussi.

— Oui, répondit le Pistolero. Je le sens, je le vois, je l’entends… Eddie, je le touche, même.

Eddie acquiesça. Lui aussi. Ce monde était réel au-delà de toute réalité. Il était… anti-vaadasch. C’était ce qu’il avait inventé de mieux. Et ils se trouvaient exactement au cœur du Rayon. Eddie le sentait qui les portait comme un fleuve s’engouffrant dans une gorge, droit vers une cascade.

— Mais j’ai peur, reconnut Roland. J’ai le sentiment qu’on approche du centre de tout — de la Tour elle-même, peut-être bien. C’est comme si, après toutes ces années, la quête était devenue pour moi une fin en soi, et l’achèvement en est effrayant.

Eddie hocha la tête. Il pouvait bien comprendre ça. Lui aussi avait peur, aucun doute. Si ce n’était pas la Tour qui diffusait cette force prodigieuse, alors il s’agissait de quelque créature surpuissante et terrible, comparable à la rose. Mais pas identique. Une jumelle de la rose ? C’était possible.

Roland regarda dehors, scrutant le parking et les gens qui allaient et venaient sous le ciel estival parsemé de gros nuages dérivant lentement, apparemment inconscients du monde qui autour d’eux chantait avec force, inconscients du mouvement des nuages, qui suivaient toujours la même voie ancestrale dans les cieux. Inconscients de leur propre beauté.

Le Pistolero dit :

— Je pensais autrefois que le pire serait d’atteindre la Tour Sombre pour trouver la pièce du sommet vide. Le Dieu de tous les univers, mort, ou inexistant, tout simplement. Mais à présent… suppose qu’il y ait quelqu’un là-haut, Eddie ? Quelqu’un d’omnipotent, qui se trouverait être…

Il ne put terminer.

Eddie lui vint en aide.

— Quelqu’un qui ne serait autre qu’un truand de plus ? C’est ça ? Un Dieu non pas mort, mais juste imbécile et malveillant ?

Roland opina de la tête. Ce n’était pas exactement ce dont il avait peur, mais il se dit qu’Eddie n’était pas tombé loin.

— Comment ce serait possible, Roland ? Avec ce qu’on ressent ?

Roland haussa les épaules, comme pour dire que tout était possible.

— Quoi qu’il en soit, quel choix avons-nous ?

— Aucun, dit Roland d’un ton morne. Toutes choses servent le Rayon.

Quelle que fût cette force immense et chantante, elle semblait venir de la route qui partait du centre commercial vers l’ouest, en direction des bois. La Route du Kansas, à en croire le panneau, ce qui rappela à Eddie Dorothy et Toto, et Blaine le Mono.

Il enclencha la première de leur Ford d’emprunt et démarra. Son cœur battait à tout rompre, avec une lenteur et une force éloquentes. Il se demanda si Moïse avait ressenti le même genre de chose en approchant du buisson ardent dans lequel apparaissait Dieu. Il se demanda si Jacob avait ressenti le même genre de chose, en trouvant à son réveil un inconnu dans son campement, un inconnu à la fois rayonnant et magnifique — l’ange contre lequel il devrait lutter. Il se dit que c’était probablement le cas. Il était certain qu’une autre partie de leur périple était sur le point de toucher à sa fin — une autre réponse les attendait.

Dieu vivrait sur la Route du Kansas, dans la ville de Bridgton, dans le Maine ? Ça avait l’air fou, dit comme ça, mais ça ne l’était pas.

Ne me foudroie pas maintenant, pensa Eddie en tournant vers l’ouest. Je dois retrouver ma chérie, alors s’il te plaît ne me foudroie pas, qui ou quoi que Tu sois.

— Bon Dieu, j’ai tellement peur, dit-il.

Roland lui prit la main et la serra brièvement.

DEUX

À cinq kilomètres du centre commercial, ils débouchèrent sur un chemin de terre qui coupait à travers la pinède, à leur gauche. Il y avait d’autres chemins écartés, qu’Eddie avait croisés sans même ralentir, s’en tenant à une vitesse de croisière de cinquante kilomètres à l’heure, mais à ce dernier croisement, il choisit de s’arrêter.

Les deux vitres avant étaient baissées. Ils entendaient le vent dans les arbres, l’appel grincheux d’un corbeau, le ronronnement pas si lointain d’un hors-bord, sur fond de grondement de moteur de la vieille Ford. Hormis les quelque cent mille voix qui chantaient en une harmonie grossière, c’étaient les seuls sons autour d’eux. Le panneau indiquant le tournant mentionnait seulement : ALLÉE PRIVÉE. Malgré tout, Eddie hochait la tête.

— C’est là.

— Oui, je sais. Comment va ta jambe ?

— Ça fait mal. Ne t’inquiète pas pour moi. On va vraiment le faire ?

— Il le faut, répondit Roland. Tu as eu raison de nous amener ici. Ici se trouve la seconde moitié de ceci.

Il tapota le papier dans sa poche, celui octroyant la propriété du terrain vague à la Tet Corporation.

— Tu penses que ce King est le jumeau de la rose.

— Tu dis vrai.

Roland sourit en entendant l’expression qui lui était venue naturellement. Eddie avait rarement vu sourire plus triste.

— Nous avons adopté les us de La Calla, pas vrai ? D’abord Jake, puis chacun d’entre nous. Mais ça va nous passer.

— Il faut poursuivre la route, fit Eddie.

Ce n’était pas une question.

— Si fait, et elle sera dangereuse. Pourtant… c’est peut-être ici le plus dangereux. On y va ?

— Une minute. Roland, tu te rappelles quand Susannah nous a parlé d’un certain Moses Carver ?

— Un négocieux… ce qui veut dire un homme d’affaires. C’est lui qui a repris l’entreprise de son père, quand sai Holmes est mort. C’est exact ?

— Oui, et il était aussi le parrain de Suze. Elle disait qu’on pouvait lui faire pleinement confiance. Tu te rappelles la colère qu’elle a piquée, quand Jake et moi avons suggéré qu’il avait peut-être volé de l’argent à la compagnie ?

Roland hocha la tête.

— Je fais confiance à son jugement. Et toi ?

— Moi aussi.

— Si Carver est effectivement honnête, on pourrait peut-être lui confier certaines des tâches qu’on doit accomplir dans ce monde ?

Rien de tout ça ne semblait très important, comparé à la force qu’Eddie sentait croître tout autour de lui, pourtant il croyait que ça l’était. Ils pourraient bien n’avoir qu’une seule chance de protéger la rose et d’assurer sa survie, pour plus tard. Il fallait qu’ils le fassent bien, et Eddie savait que, pour le faire bien, il leur faudrait forcer la volonté du destin.

Du ka, en un mot.

— Suze dit que les Industries Dentaires Holmes valaient huit à dix millions, quand tu l’as kidnappée de New York, Roland. Si Carver est aussi bon que je l’espère, la boîte doit en valoir douze ou quatorze, à l’heure qu’il est.

— C’est beaucoup ?

— Delah, répondit le jeune homme en tendant sa main ouverte vers l’horizon, et Roland hocha la tête. Ça paraît aberrant, de parler d’utiliser les profits d’un brevet dentaire pour sauver l’univers, pourtant c’est bien de ça que je parle. Et l’argent que la petite souris lui a laissé n’est sans doute qu’un début. Microsoft, par exemple. Tu te rappelles que j’ai mentionné ce nom à Tower ?