Avant que Callahan ait pu dire un mot au conducteur de la Lincoln, le brave homme sortit de lui-même de son véhicule. C’était le soir des baraques, pour le Père Callahan. Celui-là devait bien mesurer son mètre quatre-vingt-dix, avec un ventre proéminent.
— C’est fini, lui dit Callahan. Je suggère que vous remontiez dans votre voiture et que vous quittiez les lieux.
— C’est pas fini tant que j’ai pas dit que c’était fini, répliqua M. Lincoln. J’ai pris le numéro de licence d’Abdoul ; et toi, la Flèche, je veux que tu me files le nom et l’adresse du gamin avec le chien. Je veux aussi jeter un œil à ce flingue qu’il — aouh, aouh ! AOUH ! Arrêtez ça !
Le Révérend Earl Harrigan avait saisi M. Lincoln par le poignet, et venait de le lui retourner derrière le dos. À présent il semblait prendre une initiative très créative avec le pouce du bonhomme. Callahan ne voyait pas exactement de quoi il s’agissait. Mais l’angle de torsion n’était pas correct.
— Et Dieu, Lui qui vous aime tellement, chuchota Harrigan à l’oreille de M. Lincoln, d’une voix posée. Et tout ce qu’il demande en échange, espèce de sac à merde à grande gueule, c’est que tu me donnes un petit alléluia et que tu retournes d’où tu viens. Tu veux bien me faire un petit alléluia ?
— AOUH, AOUUUUH, lâchez-moi ! Police ! POLIIIICE !
— Le seul policier susceptible de se trouver dans les parages, c’est l’agent Benzyck. Mais il m’a déjà donné mon PV du soir, et il a changé de décor. À l’heure qu’il est, il est sans doute chez Dennis, à s’envoyer une gaufre aux noix de pécan et un double hamburger avec bacon, Gloire à Dieu. Alors je veux que vous y réfléchissiez à deux fois.
Un craquement dans le dos de M. Lincoln fit grincer les dents de Callahan. Il n’aimait pas l’idée que c’était le pouce de M. Lincoln qui avait pu produire un son pareil, mais il ne voyait vraiment pas ce que ça pouvait être d’autre. M. Lincoln tordit son gros cou et tendit la tête vers le ciel en poussant un long gémissement de douleur à l’état pur — Yaaaaaahhhhhh !
— Il faut que tu me fasses un petit alléluia, mon frère, recommanda le Révérend Harrigan, ou bien, Gloire à Dieu, tu rentreras à la maison avec un pouce dans ta poche de chemise.
— Alléluia, chuchota M. Lincoln.
Son teint avait viré à l’ocre. Callahan se dit que ce devait en partie être dû aux réverbères orangés qui avaient remplacé les lampes fluorescentes de son époque. Mais il n’y avait pas que ça, assurément.
— Bien ! Maintenant, un petit amen. Tu te sentiras mieux après, crois-moi.
— A-amen.
— Gloire à Dieu, gloire à Jéééééé-suuuuuuus !
— Lâchez-moi… lâchez mon pouce… !
— Tu promets de partir d’ici et de libérer ce carrefour, si je te lâche ?
— Oui !
— Sans faire toute une comédie, gloire à Jésus ?
— Oui !
Harrigan se rapprocha encore de M. Lincoln, les lèvres à deux centimètres à peine du paquet de cérumen jaune orangé aggloméré dans le pavillon de l’oreille du type. Callahan l’observait avec une fascination et une concentration totales, oubliant pour un instant tous les problèmes à résoudre et les quêtes à mener. Le Père n’était pas loin de croire que, si Jésus avait compté Earl Harrigan parmi son équipe, c’est probablement ce vieux Ponce qui aurait fini sur la croix.
— Mon ami, les bombes vont bientôt se mettre à tomber : les bombes divines. Et il va falloir que tu choisisses dans quel camp tu seras. Est-ce que tu seras dans le ciel, gloire à Jésus, avec ceux qui lâchent ces bombes, ou dans les villages en dessous, qui se font réduire en miettes ? Mais je vois bien que ce n’est pour toi ni le moment ni le lieu pour faire le choix du Christ, mais est-ce que vous allez au moins réfléchir à la question, monsieur ?
La réponse de M. Lincoln dut paraître un tantinet tardive au Révérend Harrigan, car le saint homme fit subir un nouvel outrage à la main tordue dans le dos de M. Lincoln. Lequel émit un nouveau hurlement aigu et haletant.
— J’ai dit : est-ce que vous réfléchirez à la question ?
— Oui ! Oui ! Oui !
— Alors remontez dans votre voiture et que Dieu vous garde et vous bénisse.
Harrigan relâcha M. Lincoln. M. Lincoln recula, les yeux écarquillés, et remonta en voiture. Une seconde plus tard, il redescendait la 2e Avenue — à pleine vitesse.
Harrigan se tourna vers Callahan et dit :
— Les catholiques vont en enfer, Père Don. Des idolâtres, tous jusqu’au dernier. Ils se fourvoient dans le culte de Marie. Et le Pape ! Ne me lancez pas sur le sujet du Pape ! Pourtant j’en ai connu des bien, des catholiques, et vous êtes l’un d’eux, je n’ai aucun doute là-dessus. Peut-être qu’à force de prière, je pourrais vous persuader de changer de foi. Dans le cas contraire, je peux peut-être prier pour vous éviter les flammes de l’enfer.
Il se retourna vers le trottoir, à la hauteur du bâtiment qui semblait désormais s’appeler Hammarskjöld Plaza.
— On dirait que ma congrégation s’est dispersée.
— Vous m’en voyez désolé, dit Callahan.
Harrigan haussa les épaules.
— Les gens se convertissent très peu en été, de toute façon, dit-il d’un ton neutre. Ils font un peu de lèche-vitrine, et puis ils retournent à leurs vices. Le temps des vraies croisades, c’est l’hiver… il suffit de se trouver un petit coin de trottoir et de leur proposer un bol de soupe chaude et une ration de Saintes Écritures par une nuit froide.
Il baissa les yeux sur les pieds de Callahan.
— On dirait que vous avez perdu une de vos sandales, mon ami redresseur de torts.
Un klaxon leur résonna dans les oreilles et un taxi absolument incroyable — Callahan trouva qu’il ressemblait à une version moderne des minibus Volkswagen — les évita en zigzaguant, tandis que le passager leur hurlait quelque chose. Pas « joyeux anniversaire », sans doute.
— Et si on ne quitte pas cette rue, la foi pourrait bien ne pas suffire à nous protéger.
— Il n’a rien, dit Jake en reposant Ote sur le trottoir. J’ai flippé, pas vrai ? Je suis désolé.
— C’est parfaitement compréhensible, lui assura le Révérend Harrigan. Quel chien fascinant ! Je n’en ai jamais vu de ce genre-là, gloire à Jésus !
Et il se pencha vers Ote.
— C’est un croisement, dit Jake d’un ton tendu, et il n’aime pas les inconnus.
Ote montra combien il n’aimait pas les inconnus et combien il s’en méfiait en levant la tête vers la main d’Harrigan et en aplatissant les oreilles pour se rendre plus facile à caresser. Il adressa un large sourire au prêcheur, comme s’ils étaient de vieux, très vieux copains. Pendant ce temps, Callahan inspectait les alentours. On était à New York, et à New York les gens avaient tendance à s’occuper de leurs affaires et à vous laisser vaquer aux vôtres, mais Jake avait dégainé une arme en pleine rue. Callahan ne savait pas combien de personnes l’avaient vu, mais ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’il suffisait d’une seule pour aller le signaler, peut-être même à cet agent Benzyck dont Harrigan avait parlé. Et pour leur créer des ennuis au moment où ça tombait le plus mal pour eux.
Il examina Ote et pensa : Rends-moi service, ne dis rien, d’accord ? Jake peut peut-être te faire passer pour une nouvelle race de Corgi ou de collie dégénéré, mais à la seconde où tu te mettras à parler, ça sera complètement fichu. Alors fais-moi une faveur… et ferme-la.