Exhalant un soupir, elle regarda de nouveau Coram.
— Quand Mendan sera revenu, veux-tu bien aller dire à Colinda que je désire voir Irgain Fatamed ?
Les courbatures, demain matin, seraient un châtiment mineur comparées à ce que Beldeine allait endurer pour avoir renversé de l’eau. Mais ce n’était pas ça qui motivait Verin, et pas davantage la curiosité.
Elle avait une mission. D’une manière ou d’une autre, il lui faudrait garder le jeune Rand en vie jusqu’à ce que l’heure de mourir ait sonné pour lui.
La pièce aurait très bien pu être dans un grand palais, n’était qu’elle n’avait ni porte ni fenêtres. Dans la cheminée de marbre jaune, le feu ne produisait pas de chaleur et ses flammes ne consumaient pas les bûches.
L’homme assis à une table aux pieds dorés reposant sur un tapis de soie tissée de fil d’or et d’argent accordait fort peu d’importance aux munificences de cet Âge. Il en fallait pour impressionner les gens, voilà tout. Cela dit, en règle générale, sa seule personne suffisait à remettre à leur place les orgueilleux et les arrogants. Il se faisait appeler Moridin, et à coup sûr, personne dans l’histoire n’avait jamais eu autant que lui le droit de se baptiser « Mort ».
De temps en temps, il caressait distraitement l’un des deux pièges mentaux accrochés à son cou par une banale cordelette de soie. À son contact, le cristal rouge sang du cour’souvra se mettait à pulser comme un cœur, des ondulations se diffusant jusque dans ses profondeurs. Mais l’attention de Moridin était rivée sur le plateau de jeu posé devant lui sur la table. Un carré de treize cases sur treize, trente-trois pièces rouges et autant de vertes… Une reconstitution de la forme première d’un jeu universellement connu. Le Pêcheur, la pièce la plus importante, noir et blanc comme la surface de jeu, attendait toujours sur sa case de départ, au centre du plateau. De très loin antérieur à la Guerre du Pouvoir, le sha’rah était décidément un jeu compliqué. Sha’rah, tcheran puis no’ri, le jeu s’appelait aujourd’hui « pierres », tout simplement. Chaque variante avait ses fanatiques qui la déclaraient supérieure aux autres – le reflet de toutes les subtilités de la vie. Depuis toujours, Moridin était un tenant du sha’rah. Dans le monde, neuf personnes seulement connaissaient encore les règles. Lui avait été un grand maître, en son temps. À côté, le tcheran ou le no’ri étaient bons pour les enfants.
Au sha’rah, le premier objectif était de capturer le Pêcheur. Ensuite, la partie pouvait commencer…
Un jeune serviteur tout de blanc vêtu approcha. D’une beauté presque incroyable, il s’inclina en tendant vers Moridin un plateau lesté d’un gobelet de cristal. Le garçon souriait, mais ses yeux noirs restaient vides – pas morts, plutôt sans vie… Plus d’un homme se serait senti mal à l’aise sous ce regard. Impassible, Moridin prit le gobelet et congédia le domestique. Les vignerons de cet Âge produisaient quelques très bons vins. Pourtant, Moridin ne but pas.
Le Pêcheur le fascinait. Plusieurs pièces avaient différentes façons de se déplacer, mais seul le Pêcheur en changeait selon la case où il se trouvait. Sur une blanche, il n’était pas bien fort en attaque, mais se révélait un défenseur agile doté d’un grand rayon d’action. Sur une noire, sa puissance offensive était dévastatrice – en revanche, il se révélait lent et vulnérable dès qu’on l’attaquait. Quand des maîtres s’affrontaient, le Pêcheur changeait plusieurs fois de mains au cours de la partie. Si la bande rouge et vert qui entourait le plateau – l’embut, en quelque sorte – pouvait être menacée par toutes les pièces, seul le Pêcheur avait le droit d’y pénétrer. Cela dit, il n’y était pas plus en sécurité qu’ailleurs. Le Pêcheur n’était à l’abri nulle part.
Quand un joueur détenait le Pêcheur, il essayait de le conduire sur une case de la couleur de son camp, à l’arrière du terrain défendu par l’adversaire. C’était la façon la plus simple de gagner, mais pas la seule. Et quand le Pêcheur était entre les mains de l’autre joueur, la stratégie consistait à forcer ce dernier à le placer sur une case de la couleur opposée à son camp. À condition qu’elle soit contiguë de l’embut, cependant. Parfois, détenir le Pêcheur n’était pas vraiment un avantage…
Il y avait une troisième façon de gagner au sha’rah, si on était assez vif pour la saisir avant de s’être fait piéger. Quand on s’engageait sur cette voie, la partie dégénérait immanquablement en une boucherie, la victoire étant acquise au prix de la destruction totale de l’adversaire.
Moridin avait essayé une fois, dans une situation désespérée. Un échec cuisant et douloureux…
La colère éclata soudain dans sa tête et des points noirs dansèrent devant ses yeux quand il se connecta au Vrai Pouvoir. Une extase proche de la souffrance s’emparant de lui, il referma une main sur les deux pièges mentaux. En même temps, le Vrai Pouvoir enveloppa le Pêcheur, le soulevant dans les airs, et faillit l’écrabouiller puis faire disparaître à jamais ses débris.
Dans l’autre main de Moridin, le gobelet explosa et il faillit faire subir le même sort aux cour’souvra. Devant ses yeux, les saa tourbillonnaient, mais ils n’obstruaient pas son champ de vision. Le Pêcheur était toujours représenté sous la forme d’un homme aux yeux recouverts d’un bandage qui plaquait une main sur son flanc, du sang dégoulinant entre ses doigts. Pourquoi ? Comme pour la signification du nom de la pièce, la réponse à cette question était perdue dans la nuit des temps.
L’idée que des connaissances précieuses – la clé de secrets qu’il aurait dû pouvoir percer à jour – soient à jamais perdues à chaque rotation de la Roue troublait Moridin, et le mettait parfois en rage. Car il avait le droit – oui, le droit – d’accéder à ces trésors !
Lentement, le Vrai Pouvoir reposa le Pêcheur sur le plateau de jeu. En même temps, les doigts de Moridin s’ouvrirent autour des cour’souvra. Inutile de détruire quoi que ce soit ! Pour l’instant, en tout cas… En un clin d’œil, la colère fut remplacée par un calme glacial. Indifférent au vin qui coulait entre ses doigts et au sang qui sourdait de sa paume blessée, Moridin songea que le Pêcheur était peut-être un lointain reflet de Rand al’Thor – l’ombre d’une ombre, en quelque sorte.
S’avisant qu’il riait, il ne fit aucun effort pour cesser. Sur le plateau, le Pêcheur attendait toujours, mais dans la partie à l’échelle du monde, al’Thor était déjà son jouet. Et très bientôt…
Impossible de perdre une partie quand on jouait les deux camps, pas vrai ? Son hilarité augmentant, Moridin finit par en avoir les larmes aux yeux, mais il ne s’en aperçut pas.
1
Marché tenu !
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue –, un vent se mit à souffler au-dessus de la grande île montagneuse nommée Tremalking. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Soufflant vers l’est, il traversait toute l’île où les Amayar à la peau claire, fidèles du Paradigme de l’Eau, s’occupaient de leurs champs, soufflaient un verre magnifique et fabriquaient une superbe porcelaine. Du monde, les Amayar ignoraient tout, à part l’existence de leur archipel, car le Paradigme de l’Eau assurait que tout le reste n’était qu’une illusion – l’image reflétée d’un mirage. Pourtant, certains d’entre eux, sentant la chaleur de ce vent chargé de poussière sèche, alors qu’il aurait dû tomber une pluie glaciale en cette saison, se remémoraient les histoires contées par les Atha’an Miere. Des récits au sujet du reste du monde et de ce que prédisaient les prophéties.