Alors que des regards étonnés se tournaient vers elle, l’ancienne Sage-Dame braqua sur les tricoteuses un index menaçant.
— Cessez de vous comporter comme des gamines ! (Un ton un peu plus doux, mais pas beaucoup…) Vous avez l’intention de brailler jusqu’à ce que les Rejetés arrivent, s’emparent de la coupe et nous capturent avec ? (Nynaeve se tourna vers les Atha’an Miere :) Quant à vous, cessez de saisir le moindre prétexte pour dénoncer notre accord. Vous n’aurez pas la coupe avant de l’avoir entièrement honoré, c’est compris ? N’espérez pas qu’il en aille autrement. (Elle se tourna vers les Aes Sedai :) Et vous…
Elle s’arrêta, coupée dans son élan par une simple constatation : les sœurs ne s’étaient pas jointes à la mêlée, s’efforçant au contraire de rétablir le calme. Et aucune ne s’était unie à la Source.
Ça ne suffit pas pour calmer Nynaeve, bien entendu. Toujours hors d’elle, elle tira rageusement sur son chapeau de paille. Mais Reanne et ses compagnes, rouges de honte, avaient baissé les yeux, et les Atha’an Miere n’en menaient pas bien large – même si elles continuaient à marmonner et refusaient de soutenir le regard furieux de l’ancienne Sage-Dame.
L’aura du saidar s’éteignit autour d’une femme, puis d’une autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’Aviendha soit la dernière à être unie à la Source.
L’Aielle sursauta quand Elayne lui tapota le bras. Décidément, elle se ramollissait. Se laisser surprendre ainsi, et tressaillir en plus…
— Cette crise semble réglée, souffla Elayne. Nous devrions peut-être partir avant que la prochaine éclate.
Seule une touche de rose, sur ses joues, indiquait qu’elle avait été en colère. Le même signe était visible sur Birgitte. Depuis qu’elles étaient liées, les deux femmes réagissaient de la même façon.
— Il est plus que temps, oui, acquiesça Aviendha.
Si elle restait encore un peu ici, elle finirait par être aussi mollassonne qu’une femme des terres mouillées.
Tous les regards la suivirent quand elle vint se placer au centre de la cour, à un endroit qu’elle avait étudié jusqu’à se le représenter mentalement dans ses moindres détails. Quand elle canalisait le Pouvoir, maniant le saidar, l’Aielle éprouvait une joie qu’elle aurait été incapable de décrire avec des mots. Être emplie de saidar, ça revenait à vivre plus intensément qu’à aucun autre moment. Une illusion, selon les Matriarches, aussi trompeuse et dangereuse qu’une oasis mirage dans le Termool, la zone la plus aride de la Tierce Terre. Pourtant, ce sentiment lui semblait plus réel que les pavés, sous ses pieds. Alors qu’elle était au maximum de ses possibilités, elle aurait voulu puiser encore plus de saidar.
Quand elle commença son tissage, toutes les femmes se massèrent autour d’elle.
Même après tout ce qu’elle avait vu dans sa jeune vie, Aviendha s’étonnait encore que les Aes Sedai ne sachent pas faire certaines choses. Plusieurs tricoteuses étaient assez puissantes, mais seules Sumeko et Reanne – ça, c’était une surprise ! – étudiaient ouvertement ce qu’elle était en train de faire.
Sumeko alla jusqu’à secouer une épaule pour en chasser la main de Nynaeve, qui la lui tapotait de manière encourageante. Cette réaction valut à la tricoteuse un regard furibard de l’ancienne Sage-Dame – peine perdue, car Sumeko n’avait d’yeux que pour Aviendha.
Toutes les Atha’an Miere étaient assez puissantes. Le marché leur donnant tous les droits, elles observaient avec le même regard avide que lorsqu’elles contemplaient la coupe.
Les flux d’Aviendha se combinèrent, créant une stricte équivalence entre cet endroit et celui qu’elle avait choisi sur une carte en compagnie d’Elayne et de Nynaeve. Bougeant une main comme si elle écartait le rabat d’une tente imaginaire, Aviendha s’éloigna du protocole que lui avait enseigné Elayne. Mais c’était presque tout ce qu’elle gardait en mémoire de ce qu’elle avait fait un certain jour, très longtemps avant qu’Elayne tisse son premier portail.
Une ligne lumineuse verticale apparut, tourna sur elle-même et devint une ouverture béant dans les airs. Un passage d’environ six pieds de haut pour six de large… Derrière, on voyait une clairière entourée de très grands arbres. Situé des lieues au nord de la ville, sur la rive opposée du fleuve, ce coin de forêt était semé de très hautes herbes qui oscillaient au gré du vent. Juste derrière le portail, elles étaient coupées net comme par une faux. Si un portail ne tournait pas vraiment sur lui-même quand il s’ouvrait, ses bords étaient aussi tranchants que le fil d’un rasoir.
Aviendha contempla son œuvre avec une profonde insatisfaction. Pour réaliser ce tissage, Elayne utilisait une fraction de sa puissance. En revanche, l’Aielle devait mobiliser toute la sienne pour un résultat moins impressionnant. Cela dit, elle aurait pu ouvrir un passage aussi grand que ceux de sa presque-sœur, si elle avait pu utiliser la combinaison de flux qu’elle avait tissée d’instinct pour échapper à Rand al’Thor, dans ce qui lui semblait une éternité plus tôt. Mais ses efforts restaient vains. Impossible de se rappeler ce qu’elle avait fait – à part des bribes sans utilité.
Étrangère à la jalousie – au contraire, elle se réjouissait des exploits de sa presque-sœur –, Aviendha était cependant humiliée par son échec. Si elles l’apprenaient, Sorilea et Amys ne la laisseraient pas s’en tirer comme ça, surtout en ce qui concernait la honte. De la fierté mal placée, diraient-elles sans doute. Encore qu’ayant été une Promise, Amys comprendrait peut-être. Il était honteux d’échouer, quand on aurait dû réussir. Si elle n’avait pas dû maintenir le portail, Aviendha aurait couru se cacher dans un trou de souris.
Le départ ayant été soigneusement préparé, tout le monde se mit en branle dès que le portail eut fini de s’ouvrir. Deux tricoteuses forcèrent la sœur noire à se relever et toutes les Atha’an Miere se rangèrent en ligne derrière Renaile din Calon. En même temps, les domestiques commencèrent à faire sortir les chevaux des écuries. Lan, Birgitte et Cieryl Arjuna, un des Champions de Careane, traversèrent alors le portail. Comme les Far Dareis Mai, les Champions tenaient à passer les premiers en toutes circonstances. Aviendha les aurait bien accompagnés, mais c’était hors de question. Contrairement à Elayne, elle n’aurait pas pu faire plus de cinq ou six pas sans que le tissage commence à faiblir, idem si elle essayait de le nouer. Vraiment, c’était très frustrant !
Aucun véritable danger n’étant en vue, les Aes Sedai traversèrent à leur tour, Elayne et Nynaeve les suivant. Dans cette région boisée, les fermes abondaient, et il fallait prévoir d’écarter un éventuel berger ou un couple d’amoureux afin qu’ils n’en voient pas trop. En revanche, aucune créature ni aucun Suppôt des Ténèbres ne pouvait être informé, pour la clairière. Seules Elayne, Nynaeve et elle-même savaient qu’il s’agissait de leur destination, et elles n’avaient pas parlé en la choisissant, par crainte des oreilles indiscrètes.
Debout devant le portail, Elayne interrogea Aviendha du regard. L’Aielle lui fit signe de passer. Sauf s’il y avait une raison pressante de les modifier, les plans devaient être suivis.
Les Atha’an Miere commencèrent à traverser le portail, chacune marquant un temps d’arrêt en approchant de ce passage dont elle n’aurait même pas imaginé l’existence quelques jours plus tôt.
Soudain, le picotement revint entre les omoplates d’Aviendha.
Inquiète, elle leva les yeux vers les fenêtres qui dominaient la cour. Il devait y en avoir, du monde, derrière les volets blancs en fer forgé artistiquement ajourés. Tylin avait ordonné au domestique de rester loin des fenêtres, mais qui aurait pu empêcher Teslyn, Joline ou… ? Une idée incita Aviendha à regarder plus haut, vers les dômes et les tours. Il y avait de courts chemins de ronde au sommet de certaines de ces dernières. Et sur l’un d’eux, on distinguait une silhouette sombre dans un halo de soleil. Un homme…