— À tes ordres, fit Taim en se fendant d’un fantôme de salut.
Quand la porte se fut refermée sur lui, Min relâcha enfin son souffle.
— Aucune raison de perdre du temps, dit Rand, et pas de temps à perdre non plus…
Il s’agenouilla, prit la couronne et la rangea dans le sac avec les autres vestiges.
— Min, j’ai cru être la meute de chiens qui chasse un loup après l’autre, mais il se peut bien que je sois le loup.
— Que la Lumière te brûle ! s’écria Min.
Les mains dans les cheveux de Rand, elle le regarda dans les yeux. Un ciel bleu juste après le lever du soleil. Bleu et sec…
— Tu peux pleurer, Rand al’Thor ! Ça ne te fera pas fondre.
— Je n’ai pas de temps non plus pour les larmes, Min. Parfois, les chiens attrapent le loup et finissent par le regretter. À d’autres occasions, il se retourne contre eux ou leur tend une embuscade. Mais pour commencer, il doit courir.
— Où allons-nous ? demanda la jeune femme.
Sans lâcher les cheveux de Rand.
Parce qu’elle ne le lâcherait plus jamais. Jamais !
30
Des débuts
Tenant d’une main les pans de sa cape doublée de fourrure, Perrin laissait Marcheur avancer au rythme qui lui convenait. Sous un soleil de milieu de matinée qui ne fournissait aucune chaleur, la neige givrée, sur la route d’Abila, ne permettait guère de faire des exploits. Avec sa dizaine de compagnons, Perrin partageait la piste avec deux chars à bœufs et une poignée de paysans en vêtements de laine sombre. Tous marchaient la tête basse, retenant leur chapeau ou leur bonnet quand le vent se déchaînait par bourrasques.
Derrière lui, Perrin entendit Neald lancer à voix basse une plaisanterie plutôt leste. En réponse, Grady se contenta de grogner et Balwer poussa un soupir choqué. Aucun des trois hommes ne semblait ébranlé par ce que le petit groupe avait vu et entendu depuis son entrée en Amadicia, un mois plus tôt, ni par ce qu’il restait encore à voir et à entendre.
Edarra sermonnait Masuri parce qu’elle avait laissé glisser sa capuche. Comme Carelle, Edarra portait son châle enroulé autour de la tête et des épaules, un ajout bienvenu à sa cape. Mais même si elles s’étaient résignées à chevaucher, les deux Matriarches avaient refusé de porter autre chose que leur volumineuse jupe. Du coup, elles les avaient retroussées jusqu’aux genoux, dévoilant ainsi leurs bas noirs. Cela dit, si la neige les perturbait, le froid ne semblait pas les déranger le moins du monde.
À un moment, Carelle rappela à Seonid ce qu’elle risquait si elle ne se couvrait pas le visage. Bien, entendu, si l’Aes Sedai dévoilait ses traits trop tôt, une séance de fouet risquait d’être la moindre des punitions, et elle le savait aussi bien que la Matriarche.
Sans avoir besoin de regarder derrière lui, Perrin devina que les trois Champions des Aes Sedai, qui fermaient la marche dans des capes de voyage ordinaires, s’attendaient à tout instant à devoir dégainer leur épée pour frayer un passage au groupe à la force du poignet. Depuis le départ du camp, à l’aube, ils étaient dans cette disposition d’esprit…
Perrin passa un pouce ganté le long de la hache de guerre glissée à sa ceinture, puis il remit la main sur les pans de sa cape une fraction de seconde avant qu’une nouvelle bourrasque lui cingle le visage. Si les choses finissaient par mal tourner, les Champions auraient eu raison, au bout du compte…
Sur la gauche, non loin de l’endroit où la route traversait un pont de pierre dominant une rivière gelée qui serpentait tout au long du village, Perrin remarqua des poutres carbonisées. Elles émergeaient de la neige sur le dessus d’une grande plate-forme de pierre entourée de congères. Pas assez prompt à jurer allégeance au Dragon Réincarné, le seigneur local pouvait s’estimer heureux d’avoir été seulement fouetté et dépouillé de toutes ses possessions.
Près du pont, des hommes regardaient les cavaliers approcher. Perrin ne vit pas l’ombre d’un casque ou d’une cuirasse, mais tous ces gaillards brandissaient une lance ou une arbalète, s’y accrochant autant que lui aux pans de sa cape. Sans parler entre eux, ils attendaient, l’air qu’ils expiraient formant un nuage de buée devant leur bouche. D’autres gardes étaient postés partout dans le village, surveillant les routes, et d’autres encore patrouillaient entre les bâtiments. Même si le pays appartenait désormais au Prophète, les Capes Blanches et les troupes du roi Ailron en contrôlaient encore de grandes zones.
— J’ai eu raison de ne pas l’emmener, marmonna Perrin, mais je le paierai au prix fort.
— Bien entendu que tu le paieras, maugréa Elyas.
Pour un homme qui se déplaçait à pied depuis près de quinze ans, il s’en tirait très bien avec son hongre couleur souris. En jouant aux dés contre Gallenne, il avait gagné une cape doublée de renard noir qui lui allait fort bien.
Chevauchant sur l’autre flanc de Perrin, Aram foudroya Elyas du regard, mais le vieil ermite l’ignora. Entre eux, ça n’était pas la franche sympathie.
— Quelle que soit la femme, un homme finit toujours par payer, qu’il lui doive quelque chose ou non. Mais j’ai été de bon conseil, pas vrai ?
Perrin acquiesça – à contrecœur. Demander un avis sur son épouse à un autre homme lui semblait toujours un peu mal – même en s’y prenant de manière indirecte – mais on ne pouvait pas nier que ça fonctionnait. Bien entendu, élever la voix devant Faille s’était avéré aussi difficile que de ne pas le faire face à Berelain, mais il avait réussi à plusieurs reprises le second des deux exploits… et beaucoup plus rarement le premier. À dire vrai, il avait suivi à la lettre le conseil d’Elyas. Enfin, presque. Autant qu’il avait pu, disons… Depuis, une odeur de jalousie montait toujours de Faile dès qu’elle apercevait Berelain, mais les relents de tristesse et de désespoir avaient peu à peu disparu au fil du voyage vers le sud.
Pourtant, Perrin n’était toujours pas tranquille. Au matin, lorsqu’il avait fermement dit à sa femme qu’elle ne l’accompagnerait pas, il n’y avait pas eu la moindre protestation. Au contraire, Faile avait paru… satisfaite. Et un peu étonnée. Mais comment pouvait-elle se montrer contente et furieuse en même temps ? Rien de ses sentiments n’avait transparu sur son visage, mais le nez de Perrin ne lui mentait jamais. Au fond, plus il en apprenait sur les femmes, semblait-il, et moins il en savait !
Quand Marcheur s’engagea sur le pont, les gardes plissèrent le front et serrèrent encore plus fort leurs armes. Les partisans du Prophète, tels qu’en eux-mêmes ! Un étrange mélange de types au visage crasseux vêtus d’une veste de soie trop grande, de petits durs des rues couverts de cicatrices, d’apprentis aux joues roses et d’anciens marchands ou artisans qui semblaient dormir depuis des mois dans leur costume de laine naguère coquet. En revanche, les armes étaient bien entretenues. Alors qu’une lueur fébrile dansait dans les yeux de quelques-uns de ces hommes, la majorité affichait une impassibilité de statue. Mais leur odeur, en plus de souligner leur état de saleté, révélait qu’ils étaient à la fois angoissés, surexcités, pleins de ferveur et morts de peur.
Ils ne firent pas mine de barrer le chemin à la petite colonne. D’après ce que Perrin avait entendu dire, toutes sortes de gens – des nobles dames en beaux atours aux mendiants en haillons – venaient voir le Prophète avec l’espoir que se soumettre à lui directement leur vaudrait davantage de bénédictions et d’indulgences. Voire une meilleure protection. C’était pour ça qu’il avait décidé d’arriver par ce chemin et avec une escorte réduite. S’il le fallait, il flanquerait la trouille à Masema – en supposant que ce soit possible –, mais il lui avait paru judicieux de commencer par la méthode douce.