— Ce n’est pas juste, Shaido ! lança Chiad, furieuse.
— Elle n’est pas adepte du ji’e’toh ! cria Bain. Vous ne pouvez pas en faire une gai’shain !
— Silence, les gai’shain…, dit une Promise aux cheveux gris d’un ton presque distrait.
Bain et Chiad regardèrent Faile comme si elles désiraient s’excuser, puis elles retournèrent à leur attente silencieuse. Se recroquevillant sur elle-même pour tenter de cacher sa nudité, l’épouse de Perrin se demanda si elle devait rire ou pleurer. Si elle avait eu besoin d’aide pour s’évader de la Fosse de la Perdition, c’était vers Bain et Chiad qu’elle se serait tournée. Et aucune des deux, à cause du ji’e’toh, ne lèverait le petit doigt pour elle…
— Une fois encore, Efalin, dit l’Aiel qui avait capturé Faile, c’est de la folie ! Nous nous traînons dans cette… neige. (Un mot qu’il avait quelque peine à prononcer, à l’évidence.) Par ici, il y a trop d’hommes en armes. Nous devrions filer vers l’est au lieu de capturer plus de gai’shain qui nous ralentiront davantage.
— Sevanna veut plus de gai’shain, répondit la Promise grisonnante.
Elle plissa cependant le front, et une lueur désapprobatrice passa dans son regard.
De plus en plus gelée, Faile sursauta en assimilant ce qu’elle venait d’entendre. Décidément, le froid lui ralentissait l’esprit ! Sevanna… Les Shaido… En principe, ils étaient au cœur de la Dague de Fléau de sa Lignée, soit le plus loin qu’on pouvait être d’ici sans traverser la Colonne Vertébrale du Monde ! En principe, seulement – la preuve ! Une autre nouvelle que Perrin devait absolument connaître. Donc, une raison supplémentaire pour elle de s’évader !
Plus facile à dire qu’à faire lorsqu’on était roulée en boule dans la neige, attendant de savoir quelle partie de son corps gèlerait la première. À sa façon, la Roue du Temps la punissait de s’être réjouie des malheurs de Berelain, un peu plus tôt. À présent, c’était elle qui grelottait et attendait avec impatience qu’on la revête de l’épaisse robe de laine d’une gai’shain.
Mais les Shaido ne semblaient pas pressés de partir – normal, puisqu’il restait des prisonniers à ramener.
Ce fut d’abord Maighdin, nue et ligotée comme Faile. Furieuse, elle se débattit à chaque pas jusqu’à ce que la Promise qui la poussait lui fauche les jambes d’un coup de pied. Atterrissant sur le postérieur, la malheureuse servante ouvrit des yeux si ronds – l’effet de la stupeur – que Faile faillit en rire malgré toute la compassion qu’elle éprouvait.
Alliandre vint ensuite, quasiment pliée en deux pour ne pas exposer les parties les plus intimes de son corps. Puis ce fut le tour d’Arrela, tellement tétanisée par sa nudité qu’un duo de Promises devait pratiquement la porter.
Enfin, un Aiel taillé comme un colosse arriva, charriant Lacile sous un bras comme un vulgaire sac de patates. Et se fichant comme d’une guigne qu’elle flanque des coups de pied dans l’air.
— Les autres sont morts ou ont filé, dit le guerrier en laissant tomber la petite Cairhienienne à côté de Faile. Sevanna devra se contenter de ce que nous lui ramenons, Efalin. Elle attache bien trop d’importance au fait de capturer des gens vêtus de soie…
Quand on la força à se lever puis à marcher en tête des autres prisonnières, Faile ne résista pas, tant elle était sous le choc.
Parelean mort. Arrela, Lacile, Maighdin et Alliandre prisonnières… Pourtant, il fallait bien que quelqu’un avertisse Perrin, au sujet de Masema. Quelqu’un ? En fait, il y avait bien une personne…
Ce fut comme un coup de grâce. Alors qu’elle se traînait dans la neige, serrant les dents pour les empêcher de claquer – et tentant en vain d’imaginer qu’elle n’était pas nue comme un ver, saucissonnée et promise à une terrible captivité –, elle devait maintenant prier pour que Berelain – cette chatte en chaleur ! – ait réussi à s’échapper et parvienne à rejoindre Perrin. Après une affreuse série de catastrophes, la fameuse goutte d’eau qui fait déborder le vase se révélait particulièrement difficile à avaler.
Perchée sur Daishar, Egwene remontait la longue colonne. À cheval, les sœurs avançaient parmi les chariots tandis que les Acceptées et les novices suivaient à pied – et tant pis pour la neige. Bien que le soleil brillât dans un ciel sans nuages, de la buée sortait des naseaux de tous les équidés.
Derrière Egwene, Sheriam et Siuan discutaient à voix basse des dernières informations transmises par les agents de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Depuis que Sheriam avait pris conscience qu’elle n’était pas la Chaire d’Amyrlin, Egwene la trouvait plutôt bonne dans son rôle de Gardienne. Mais ces derniers temps, elle se montrait de plus en plus zélée et efficace.
Bien entendu, Chesa suivait Egwene de près, au cas où elle aurait eu besoin de quelque chose. À l’inverse de sa maîtresse, elle passait son temps à ronchonner au sujet de Meri et de Selame, deux ingrates qui s’étaient défilées, la laissant seule pour faire le travail de trois.
La colonne se traînait. Il était d’autant plus difficile pour Egwene de ne pas la regarder, mais elle s’y astreignait.
Un mois de recrutement – le Registre des Novices ouvert à toutes les candidates… – avait drainé un incroyable flot de femmes désireuses de porter un jour le châle d’un Ajah. Parfois venues de centaines de lieues, elles représentaient tous les âges et toutes les conditions. Du coup, il y avait désormais deux fois plus de novices dans la colonne qu’au moment du départ. Soit quasiment un millier ! La majorité n’atteindrait jamais l’objectif final, mais ce nombre restait cependant impressionnant. Comme de juste, dans le lot, il y avait certaines femmes susceptibles de poser des problèmes. Et d’autres, comme Sharina, qui stupéfiaient tout le monde. Cette grand-mère, en effet, disposait d’un potentiel encore supérieur à celui de Nynaeve !
Si Egwene évitait de regarder la colonne, ce n’était pas parce qu’elle ne voulait pas voir une mère et sa fille se quereller sous prétexte que la seconde serait un jour bien plus puissante que la première, ni à cause de la mine dépitée des nobles dames qui commençaient à regretter de s’être embarquées dans cette galère, et encore moins parce que le regard franc et direct de Sharina avait quelque chose de troublant. Depuis son arrivée, la vénérable grand-mère respectait toutes les règles et se montrait parfaitement respectueuse avec ses supérieures. Mais elle avait régné sur une très grande famille par la seule force de son imposante présence, et il en restait obligatoirement quelque chose. Du coup, même certaines sœurs l’approchaient avec circonspection.
Ce qui incitait Egwene à détourner le regard, c’était en fait le petit troupeau de jeunes filles arrivées deux jours plus tôt sous la houlette de quatre Aes Sedai. Ces sœurs avaient été surprises de découvrir l’identité de la nouvelle Chaire d’Amyrlin – et on pouvait les comprendre – mais les donzelles, quant à elles, n’avaient pas pu en croire leurs yeux. Quoi, Egwene al’Vere, la fille du bourgmestre de Champ d’Emond, devenue la Chaire d’Amyrlin ? Ce devait être une blague !
Si elle n’aimait guère distribuer des punitions, Egwene envisageait de changer d’avis la prochaine fois qu’elle surprendrait une de ces chipies à lui tirer la langue…
Les cavaliers et les fantassins de Gareth Bryne avançaient eux aussi en colonne au milieu des arbres, les rayons du soleil se reflétant sur une infinité de plastrons, de casques et de pointes de lance. Agacés par la neige, les chevaux renâclaient, mais ils avançaient quand même.
Alors qu’Egwene se dirigeait vers la grande clairière où les représentantes l’attendaient sur leurs montures, Bryne la rejoignit sur son puissant cheval bai. En arrivant, il lui sourit – de manière rassurante, estima-t-elle.