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– Eh bien?

– Eh bien! le comte de Haga est un roi.

– Je ne connais pas de roi qui se nomme ainsi.

– Que monseigneur me pardonne alors, dit le maître d’hôtel en s’inclinant, mais j’avais cru, j’avais supposé…

– Votre mandat n’est pas de croire, monsieur! Votre devoir n’est pas de supposer! Ce que vous avez à faire c’est de lire les ordres que je vous donne, sans y ajouter aucun commentaire. Quand je veux qu’on sache une chose, je la dis; quand je ne la dis pas, je veux qu’on l’ignore.

Le maître d’hôtel s’inclina une seconde fois, et cette fois plus respectueusement peut-être que s’il eût parlé à un roi régnant.

– Ainsi donc, monsieur, continua le vieux maréchal, vous voudrez bien, puisque je n’ai que des gentilshommes à dîner, me faire dîner à mon heure habituelle, c’est-à-dire à quatre heures.

À cet ordre, le front du maître d’hôtel s’obscurcit, comme s’il venait d’entendre prononcer son arrêt de mort. Il pâlit et plia sous le coup.

Puis, se redressant avec le courage du désespoir:

– Il arrivera ce que Dieu voudra, dit-il; mais monseigneur ne dînera qu’à cinq heures.

– Pourquoi et comment cela? s’écria le maréchal en se redressant.

– Parce qu’il est matériellement impossible que monseigneur dîne auparavant.

– Monsieur, dit le vieux maréchal en secouant avec fierté sa tête encore vive et jeune, voilà vingt ans, je crois, que vous êtes à mon service?

– Vingt-et-un ans, monseigneur; plus un mois et deux semaines.

– Eh bien, monsieur, à ces vingt-et-un ans, un mois, deux semaines, vous n’ajouterez pas un jour, pas une heure. Entendez-vous? répliqua le vieillard, en pinçant ses lèvres minces et en fronçant son sourcil peint, dès ce soir vous chercherez un maître. Je n’entends pas que le mot impossible soit prononcé dans ma maison. Ce n’est pas à mon âge que je veux faire l’apprentissage de ce mot. Je n’ai pas de temps à perdre.

Le maître d’hôtel s’inclina une troisième fois.

– Ce soir, dit-il, j’aurai pris congé de monseigneur, mais au moins, jusqu’au dernier moment, mon service aura été fait comme il convient.

Et il fit deux pas à reculons vers la porte.

– Qu’appelez-vous comme il convient? s’écria le maréchal. Apprenez, monsieur, que les choses doivent être faites ici comme il me convient, voilà la convenance. Or, je veux dîner à quatre heures, moi, et il ne me convient pas, quand je veux dîner à quatre heures, que vous me fassiez dîner à cinq.

– Monsieur le maréchal, dit sèchement le maître d’hôtel, j’ai servi de sommelier à M. le prince de Soubise, d’intendant à M. le prince cardinal Louis de Rohan. Chez le premier, Sa Majesté le feu roi de France dînait une fois l’an; chez le second, Sa Majesté l’empereur d’Autriche dînait une fois le mois. Je sais donc comme on traite les souverains, monseigneur. Chez M. de Soubise, le roi Louis XV s’appelait vainement le baron de Gonesse, c’était toujours un roi; chez le second, c’est-à-dire chez M. de Rohan, l’empereur Joseph s’appelait vainement le comte de Packenstein, c’était toujours l’empereur. Aujourd’hui, M. le maréchal reçoit un convive qui s’appelle vainement le comte de Haga: le comte de Haga n’en est pas moins le roi de Suède. Je quitterai ce soir l’hôtel de Monsieur le maréchal, ou M. le comte de Haga y sera traité en roi.

– Et voilà justement ce que je me tue à vous défendre, monsieur l’entêté; le comte de Haga veut l’incognito le plus strict, le plus opaque. Pardieu! je reconnais bien là vos sottes vanités, messieurs de la serviette! Ce n’est pas la couronne que vous honorez, c’est vous-même que vous glorifiez avec nos écus.

– Je ne suppose pas, dit aigrement le maître d’hôtel que ce soit sérieusement que monseigneur me parle d’argent.

– Eh non! monsieur, dit le maréchal presque humilié, non. Argent! qui diable vous parle argent? Ne détournez pas la question, je vous prie, et je vous répète que je ne veux point qu’il soit question de roi ici.

– Mais, monsieur le maréchal, pour qui donc me prenez-vous? Croyez-vous que j’aille ainsi en aveugle? Mais il ne sera pas un instant question de roi.

– Alors ne vous obstinez point, et faites-moi dîner à quatre heures.

– Non, monsieur le maréchal, parce qu’à quatre heures, ce que j’attends ne sera point arrivé.

– Qu’attendez-vous? un poisson? comme M. Vatel.

– M. Vatel, M. Vatel, murmura le maître d’hôtel.

– Eh bien! êtes-vous choqué de la comparaison?

– Non; mais pour un malheureux coup d’épée que M. Vatel se donna au travers du corps, M. Vatel est immortalisé!

– Ah, ah! et vous trouvez, monsieur, que votre confrère a payé la gloire trop bon marché?

– Non, monseigneur, mais combien d’autres souffrent plus que lui dans notre profession, et dévorent des douleurs ou des humiliations cent fois pires qu’un coup d’épée, et qui cependant ne sont point immortalisés!

– Eh! monsieur, pour être immortalisé, ne savez-vous pas qu’il faut être de l’Académie, ou être mort?

– Monseigneur, s’il en est ainsi, mieux vaut être bien vivant et faire son service. Je ne mourrai pas, et mon service sera fait comme eût été fait celui de Vatel, si M. le prince de Condé eût eu la patience d’attendre une demi-heure.

– Oh! mais vous me promettez merveilles; c’est adroit.

– Non, monseigneur, aucune merveille.

– Mais qu’attendez-vous donc alors?

– Monseigneur veut que je le lui dise?

– Ma foi! oui, je suis curieux.

– Eh bien, monseigneur, j’attends une bouteille de vin.

– Une bouteille de vin! expliquez-vous, monsieur; la chose commence à m’intéresser.

– Voici de quoi il s’agit, monseigneur. Sa Majesté le roi de Suède, pardon, Son Excellence le comte de Haga, voulais-je dire, ne boit jamais que du vin de Tokay.

– Eh bien! suis-je assez dépourvu pour n’avoir point de tokay dans ma cave? il faudrait chasser mon sommelier, dans ce cas.

– Non, monseigneur, vous en avez, au contraire, encore soixante bouteilles, à peu près.

– Eh bien, croyez-vous que le comte de Haga boive soixante-et-une bouteilles de vin à son dîner?

– Patience, monseigneur; lorsque M. le comte de Haga vint pour la première fois en France, il n’était que prince royal; alors, il dîna chez le feu roi, qui avait reçu douze bouteilles de tokay de Sa Majesté l’empereur d’Autriche. Vous savez que le tokay premier cru est réservé pour la cave des empereurs, et que les souverains eux-mêmes ne boivent de ce cru qu’autant que Sa Majesté l’empereur veut bien leur en envoyer?

– Je le sais.

– Eh bien! monseigneur, de ces douze bouteilles dont le prince royal goûta, et qu’il trouva admirables, de ces douze bouteilles, deux bouteilles aujourd’hui restent seulement.

– Oh! oh!

– L’une est encore dans les caves du roi Louis XVI.

– Et l’autre?

– Ah! voilà, monseigneur, dit le maître d’hôtel avec un sourire triomphant, car il sentait qu’après la longue lutte qu’il venait de soutenir, le moment de la victoire approchait pour lui; l’autre, eh bien! l’autre fut dérobée.

– Par qui?

– Par un de mes amis, sommelier du feu roi, qui m’avait de grandes obligations.

– Ah! ah! Et qui vous la donna.

– Certes, oui, monseigneur, dit le maître d’hôtel avec orgueil.

– Et qu’en fîtes-vous?

– Je la déposai précieusement dans la cave de mon maître, monseigneur.

– De votre maître? Et quel était votre maître à cette époque, monsieur?

– Mgr le cardinal prince Louis de Rohan.

– Ah! mon Dieu! à Strasbourg?

– À Saverne.

– Et vous avez envoyé chercher cette bouteille pour moi! s’écria le vieux maréchal.

– Pour vous, monseigneur, répondit le maître d’hôtel du ton qu’il eût pris pour dire: «Ingrat!»