Aldo cependant se refusait à renoncer :
— N’y a-t-il personne à qui vous ayez pu transmettre votre savoir ? Vous avez des enfants ! Des fils peut-être ?
— J’en ai un, effectivement, mais les pierres ne l’intéressent pas. Il a choisi de servir le Seigneur et je ne peux que m’en réjouir. C’est une bénédiction pour une famille…
Il n’empêchait que l’ombre d’un regret perçait dans sa voix et son visiteur ne voulut pas y ajouter en évoquant la possibilité d’un élève. On le lui aurait déjà conseillé. Il referma le livre, le remit dans sa serviette et se leva :
— Vous avez raison : c’en est une et moi, j’emporte au moins le plaisir de vous avoir rencontré et d’avoir pu parler de Simon Aronov : vous êtes le seul avec mon ami Adalbert et le baron Louis avec qui ce soit possible !
— Voulez-vous attendre encore un instant ? Je serais trop désolé que vous ayez fait ce long voyage pour rien…
Il se dirigea vers une bancelle médiévale en ébène égayée de coussins jaunes qu’il ôta, en souleva le siège, découvrant ainsi un coffre-fort dont il fit jouer la combinaison, y prit quelque chose qu’il mit dans sa poche, referma et revint à sa table sur laquelle il déposa deux grosses émeraudes d’un vert chatoyant. Leur grosseur équivalait à peu près à celles qu’Aldo recherchait…
— Vous voyez ? dit-il. Avant de devenir infirme, j’avais formé le projet de refaire les pierres de Montezuma et j’en avais déjà fabriqué deux que je comptais tailler quand les trois autres seraient prêtes. Je n’en ai pas eu le temps. Aujourd’hui j’aimerais que vous les acceptiez… en souvenir.
Aldo prit l’une des gemmes qu’il examina à l’aide de la loupe de joaillier qui ne le quittait jamais :
— Incroyable ! commenta-t-il au bout d’un moment. Elles sont absolument parfaites. Capables de tromper n’importe quel expert ! Comment obtenez-vous un tel résultat ?
— Permettez que j’en garde le secret ! Je l’ai découvert par un coup de chance et j’ai juré qu’il mourrait avec moi. Essayez de me comprendre ! Quelle que soit la perfection où je suis parvenu, ce n’en est pas moins un faux pouvant s’assimiler à un vol !
— Ne soyez pas trop sévère ! Au Moyen Âge, par exemple, à l’époque des croisades, il est souvent arrivé que l’on confonde émeraude et péridot. Les joyaux dont on les sertissait ont conservé leur valeur…
— Due surtout à leur histoire et à la part de rêve qu’ils suscitent, mais la fraude, même inconsciente, demeure. Simon Aronov aurait pu reconstituer aisément le pectoral sans vous lancer dans l’aventure mais il était conscient que le résultat en serait faussé et que la prophétie d’Élie ne pourrait se réaliser ! Cela dit, ajouta-t-il en glissant les pierres dans un sachet de peau fermant par une coulisse, j’insiste pour que vous les acceptiez. Faites-moi plaisir ! Qui sait ? Elles vous aideront peut-être ?
Les « émeraudes » reposaient à présent au creux de la main d’Aldo. Leur magnificence était telle qu’elle réussissait à émouvoir l’expert quasi infaillible qu’il était. En même temps, une idée lui venait : les faire tailler à Paris selon les formes de deux des pierres du collier ? Cela permettrait, sinon de gagner du temps, d’attirer l’ennemi dans un piège…
— Merci du fond du cœur, Monsieur Meisel, dit-il enfin. Je me sens honoré de vous avoir rencontré et si, d’aventure, vous passiez par Venise, je serais heureux de vous y recevoir…
Sur le chemin de l’hôtel, il s’accorda une flânerie au long des canaux, souvent bordés de vieux arbres, dessinant, sur la terre hollandaise, un éventail déployé pour qui les regardait du ciel. Les maisons anciennes, surmontées de leurs pignons variés, qui les bordaient, les petits ponts en dos-d’âne qui les enjambaient leur donnaient un charme indéniable auquel, pour la première fois, il fut sensible. Peut-être parce qu’il s’accordait à sa mélancolie. Sans doute Venise était-elle plus somptueuse sous son immense ciel bleu. En revanche, celui si changeant d’Amsterdam convenait à la grâce un peu austère de la cité des eaux située à plusieurs mètres au-dessous de la difficile mer du Nord, que le génie des hommes, et cela depuis des siècles, protégeait de ses fureurs hivernales par un réseau de grandes digues… Il s’attarda auprès d’un des orgues de Barbarie monumentaux que l’on ne trouvait qu’ici. Ces énormes machines incrustées de tambours, de cloches, de statues et de scènes guerrières aux couleurs vives attiraient toujours leur public. Il fallait trois hommes pour les déplacer mais à l’arrêt, chacun avait son rôle : l’un tournait la manivelle pour démarrer le mécanisme et les deux autres se plaçaient de chaque côté pour recueillir l’obole des passants. Aldo ne manqua pas d’apporter une contribution, saluée par de larges sourires et ce qui devait être des vœux de bonheur. Du moins il l’espéra, et Dieu sait s’il en avait besoin !
Le temps marqua soudain la fin de la récréation. Le beau soleil disparut sous un gros nuage gris qui se hâta de déverser sa charge d’eau. Morosini prit sa course vers son hôtel d’où il ne sortirait plus avant l’heure de son train.
Sa visite à Jacob Meisel avait beau lui laisser un souvenir de chaleur et d’amitié en forme de retour vers le passé… elle n’en constituait pas moins un échec de plus…
S’il espérait quelque réconfort en rentrant au bercail, il lui fallut déchanter. Au lieu de rester tranquillement assise dans son vénérable fauteuil sous les retombées fleuries – et récentes – d’un fuchsia géant, Tante Amélie allait et venait, bras croisés sur sa poitrine, sous l’œil consterné de Marie-Angéline assise sur une chaise basse, un livre sur les genoux.
Il fut accueilli par un :
— Te voilà tout de même ! Je pensais que tu devais rentrer ce matin ?
— Moi également ! Mais mon train a eu plusieurs heures de retard à cause d’un accident : un automobiliste a jugé bon de s’engager sur un passage à niveau au moment où l’express arrivait. Le malheureux a volé en éclats…
— Pouah ! Quelle horreur ! J’aurais préféré une autre excuse.
— On fait avec ce qu’on a… Au fait, vous, votre dîner ?
— Si Langlois n’était un homme du monde aussi charmant…
— … et aussi intéressant ! coupa la lectrice.
— Taisez-vous quand je parle, Plan-Crépin ! Je disais donc, s’il n’avait été ce qu’il est, je ne serais pas près de te pardonner. Tu m’as couverte de ridicule !
— Vous ? Devant lui ? C’est impossible !
— Ah, tu crois ? Alors écoute ! Je fais préparer par Eulalie un petit dîner fin mais pas trop somptueux ! J’envoie Cyprien chercher à la cave une ou deux bouteilles de nos meilleurs bourgognes, je le traite comme s’il était mon neveu. Je me mets en frais, juste ce qu’il faut. Je lui prête toute mon attention, je le dorlote, nous parlons et, après l’avoir incité à fumer un bon cigare, je lui sers le triste secret de la maison Vauxbrun, espérant quelque indulgence en récompense de tant de gâteries et…
Elle prit un temps pour mieux faire ressortir l’intensité dramatique du moment.
— Et ?…
— Cela ne lui a fait ni chaud ni froid : il était au courant.
— Quoi ?
— Il le savait, si tu préfères. Et ne demande pas comment : il me l’a dit. Avant de quitter Paris, certain apprenti procureur l’en a informé par lettre en le priant de tenir la chose secrète.
— Miséricorde ! Le jeune Vauxbrun ! J’aurais dû m’en douter en voyant sa hâte de rentrer à son hôtel ! Qu’en dit Adalbert ?