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— Pour cette fois, c’est le cas, sourit Aldo qui connaissait lui aussi les têtes en question. Heureusement, le visage de sa petite-fille est aux antipodes du sien ! La dame a une allure d’impératrice mais Dieu qu’elle est laide !

C’était indéniable ! Sous la mantille de dentelle noire haut relevée par un peigne endiamanté et planté dans un épais chignon gris fer, la lourde figure aux joues pleines légèrement tombantes avait quelque chose d’implacable, avec sa bouche épaisse, très ourlée au point de sembler boudeuse, le nez droit dont les narines s’épataient en brochant sur l’ensemble des yeux gris aussi froids que du granit, soulignés par des poches. La peau avait la couleur de l’ivoire vieilli. Quant au corps épais, il était somptueusement vêtu d’une robe de faille noire à col montant dont le devant était brodé de jais, sous une grande cape ourlée et doublée de renard. Un triple collier de perles s’étalait sur la poitrine et d’autres perles brillaient sous la dentelle noire des poignets.

Appuyée d’une main sur une canne à pommeau d’argent et de l’autre au bras de son petit-neveu, Doña Luisa avançait majestueusement, sans rien regarder de ce qui l’entourait, fixant l’autel illuminé mais suivie des yeux par l’assistance entière. Adalbert souffla :

— C’est fou ce que certaines Espagnoles peuvent enlaidir en vieillissant. Celle-ci ressemble à l’infante Eulalie !

Aldo, lui, avait déjà oublié Doña Luisa. Il était un peu plus de midi et Gilles n’était toujours pas là !

— C’est insensé ! Qu’est-ce qu’il peut fabriquer ? Dans un instant, la mariée va arriver et il devrait être prêt à l’accueillir ?

— Calme-toi ! chuchota Tante Amélie. Il ne va sûrement plus tarder ! Il est réglé comme une pendule.

— J’ai tout de même envie d’aller voir…

Il avait à peine fini de parler que les grandes orgues entamaient la Marche des fiançaillesde Richard Wagner. Là-bas, tout au bout du tapis rouge, une limousine noire était arrêtée dont la portière arrière venait de s’ouvrir sur un nuage blanc. La mariée arrivait.

— Par tous les saints du Paradis ! gémit Aldo. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ?

Cependant, un murmure admiratif passait comme une risée sur la foule élégante. Au bras de son oncle, Doña Isabel, les yeux baissés sous l’immense voile de dentelle et de tulle que retenait un petit diadème de diamants, commençait sa lente marche vers l’autel. Elle était d’une beauté à couper le souffle dans une robe de satin « duchesse » à longue traîne qui eût été austère si la coupe savante n’avait étroitement épousé les lignes d’un corps de statue. Un boléro doublé et ourlé de vison blanc la protégeait du froid. Un bouquet d’orchidées blanches et d’asparagus retombait de son bras droit.

À l’exception du diadème, elle ne portait pas le moindre bijou.

— Seigneur ! émit en sourdine Mme de Sommières. Je commence à comprendre ce pauvre Vauxbrun ! Elle est sublime !

Elle l’était même au point d’accaparer les regards au détriment de l’homme qui la menait à l’autel. Il en valait pourtant la peine. Avec sa crinière grise rejetée en arrière et ses épaisses moustaches, il ressemblait à un lion vieillissant. De taille moyenne mais trapu, il donnait une impression de force. Fils d’une sœur défunte de Doña Luisa, il offrait une certaine ressemblance avec elle en réussissant cependant l’exploit d’être beaucoup plus beau. Et quel orgueil se lisait dans son regard sombre ! Sans compter le fait qu’il n’avait pas l’air content : ses yeux fixaient sans dévier le fauteuil et le prie-Dieu entre lesquels l’époux aurait dû se tenir debout, tourné vers celle qui venait à lui. Et toujours regrettablement vides !

À présent le couple gravissait les trois marches du chœur tandis que l’orgue, réglé comme une horloge, achevait l’hymne wagnérien. Don Pedro fit prendre place à sa nièce, derrière laquelle une jeune femme vêtue de velours noir disposait la traîne et le voile puis, après une rapide génuflexion devant l’autel, il rejoignit la « famille » de l’absent, s’inclina brièvement devant Mme de Sommières et attaqua Morosini :

— Voulez-vous me dire où est ce rustre ? Pourquoi n’est-il pas là ?

Le ton, l’épithète plus encore eurent le don d’irriter Aldo.

— Je n’en sais pas plus que vous, Don Pedro ! Pour que Gilles Vauxbrun ait du retard, il faut qu’il se soit passé quelque chose. Il est toujours d’une scrupuleuse exactitude.

— Quoi, par exemple ?

— Un accident de circulation ou Dieu sait quoi ? Veuillez prier Doña Isabel de prendre un peu patience. Je reviens !

Et sans attendre de réponse, il s’élança, dévalant le chœur et la nef tout en indiquant d’un geste au maître de cérémonie de redonner la parole à l’orgue. Arrivé dans la rue, il y avait foule aussi bien sur les trottoirs que dans le square en face de l’église. Le couple de journalistes accourut pour obtenir des explications.

— Je n’en ai pas pour l’instant…

— … mais on va essayer de s’en procurer ! coupa Adalbert qui arrivait après avoir récupéré sa voiture, une petite Amilcar rouge décapotée. Grimpe ! On va chez lui !

Pour gagner la rue de Lille où l’antiquaire possédait un hôtel particulier, on choisit le chemin qu’aurait dû suivre le marié, quitte à prendre un sens interdit. La voiture faisait un bruit d’enfer mais elle était rapide. En quelques secondes on était à destination sans avoir rencontré personne. Adalbert embouqua le portail grand ouvert et stoppa devant le perron depuis lequel Servon, le maître d’hôtel, surveillait un arrivage de fleurs.

— Monsieur aurait-il oublié quelque chose ? demanda-t-il en descendant vers les deux hommes.

— S’il a oublié quelque chose, c’est l’heure ! fit Morosini. La mariée est déjà à l’autel mais pas lui !

Le serviteur eut un haut-le-corps.

— Il n’est pas encore arrivé ? Mais c’est impossible ! Voilà près d’une heure qu’il est parti. La voiture était là à onze heures et demie. Il était prêt ; il est monté dedans et… Mon Dieu ! Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?

Au service de Vauxbrun depuis la guerre qu’ils avaient faite ensemble, Lucien Servon lui était très attaché et, tout de suite, se montra inquiet :

— Où peut-il être ? Il ne faut pas si longtemps pour aller à Sainte-Clotilde ?

— C’est aussi notre avis, dit Morosini. Il n’a pas reçu de lettre ou de coup de téléphone avant de partir ?

— Non, Excellence, aucun. Il était… je dirais rayonnant ! En partant il m’a tapé sur l’épaule en disant : « Allons sauter le pas, mon bon Lucien ! J’y aurai mis le temps mais cela en valait la peine ! » Et puis ce fut tout ! Puis-je demander ce que vont faire ces messieurs ?

— On va d’abord retourner à l’église, voir s’il n’est pas arrivé entre-temps et puis…

— C’était quoi, la voiture qui est venue le prendre ? demanda Adalbert.

— Une Delahaye, Monsieur, comme toutes les voitures du cortège à l’exception de la Rolls-Royce de la mariée. Pour ce que j’en sais, du moins !

Avant de regagner Sainte-Clotilde, on fit deux fois le tour complet des rues susceptibles d’avoir été suivies par le mari, ce qui ne faisait pas beaucoup, en gardant l’espoir, en arrivant, de voir Vauxbrun aux côtés d’Isabel dans le chœur illuminé. Hélas, il fallut bien constater que les choses en étaient toujours au même point. À cette différence près que le curé sous sa chasuble avait fait son apparition et s’efforçait, à la fois, de calmer la fureur de Don Pedro et de distribuer quelques bonnes paroles à la jeune épousée qui, d’ailleurs, n’avait pas l’air de se tourmenter outre mesure : sagement assise dans son fauteuil, elle caressait d’un doigt distrait les fleurs de son bouquet. Dans la nef régnait une légère agitation. Le retour des deux hommes fut salué d’un « Ah ! » de satisfaction. L’oncle fonça sur eux comme un taureau qui charge :

— Vous pouvez constater qu’il continue de briller par son absence ! Qu’avez-vous à dire ? aboya-t-il.

— Que vous pourriez faire preuve d’un peu de retenue, riposta Morosini, sévère. D’abord parce que nous sommes dans un lieu consacré ; ensuite parce que, Gilles Vauxbrun ayant quitté la rue de Lille voilà plus d’une heure avec la voiture qui est venue le chercher, nous redoutons qu’il n’ait eu un accident.