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Orson Scott Card

Le compagnon

À Jason Lewis, voyageur aux longues jambes, coureur des bois, rêveur de réalités.

I

Je croyais avoir fini

Je croyais avoir fini d’écrire sur Alvin Smith. Tout le monde me répétait que non, mais je connaissais bien pourquoi. Par rapport que tout le monde avait entendu Mot-pour-mot et sa manière de conter. Ses histoires à lui, quand il a fini, sont joliment ficelées en un beau paquet et le pourquoi des événements n’échappe à personne. Ce n’est pas qu’il mette les points sur les i, notez bien. Mais on a l’impression que tout s’explique tout seul.

Moi, je ne suis pas Mot-pour-mot, certains l’ont peut-être déjà deviné vu qu’on ne se ressemble guère, et je ne compte pas le devenir dans l’immédiat, ni même m’en inspirer, non par rapport que je le trouve déplaisant, indigne de ses émules, mais surtout par rapport que je ne vois pas les choses du même œil que lui. Les choses, je ne les comprends pas toujours. Elles arrivent, voilà tout, des fois on découvre un semblant de sens dans une calamité, et d’autres fois une journée de grand bonheur reste incompréhensible. Les pires pétrins où j’ai vu les gens se fourrer, c’était quand ils essayaient de suivre leur raison.

Aussi j’ai noté tout ce que je connaissais des premiers temps de la vie d’Alvin jusqu’à tant qu’il forge son soc d’or pour passer compagnon, j’ai raconté son retour à Vigor, comment il a entrepris d’apprendre aux autres à devenir Faiseurs, comment ses rapports avec son frère Calvin se gâtaient déjà, et je croyais avoir fini, vu que tous les gens que ça intéressait se trouvaient sur place à partir de ce moment-là pour voir de leurs yeux, ou alors ils avaient des accointances qui s’y trouvaient. Je vous ai raconté sans menterie comment Alvin en est venu à tuer un homme, afin de couper court aux on-dit qui couraient sur cette affaire. Je vous ai raconté comment il en est venu à violer les lois sur les marronneurs et comment la maman de Peggy Larner est morte, et vous pouvez me croire, autant dire que pour moi l’histoire s’arrêtait là.

Mais une fin pareille, ça n’avait pas de sens, m’est avis, et le monde me tarabuste de plus en plus sur ses premières années, est-ce qu’il ne me resterait pas d’autres faits à raconter ? Évidemment, tiens, qu’il m’en reste. Et ça ne m’ennuie pas de les raconter. Mais vous ne pensez pas, je présume, que lorsque je serai arrivé au bout de ce que je connais, tout le monde aura compris le sens des événements, par rapport que je l’ignore moi-même. À vrai dire, l’histoire n’est pas encore finie, et j’espère qu’elle ne finira jamais, alors tout ce que je peux faire, c’est la livrer telle qu’elle se présente maintenant aux yeux de votre serviteur, sans vous promettre pour autant que demain je ne la comprendrai pas beaucoup mieux que tout ce que j’écris aujourd’hui.

Mon talent, ce n’est pas de raconter. Par le fait, ce n’est pas non plus celui de Mot-pour-mot, et il serait le premier à le dire. Il collecte des histoires, c’est sûr, et celles qu’il rassemble on les écoute parce que c’est la teneur qui compte. Mais on connaît qu’il ne fait rien avec sa voix, il ne roule pas les yeux non plus, il ne gesticule pas comme les vrais orateurs. Il manque de puissance dans le gosier pour emplir une grosse cabane, à plus forte raison un chapiteau. Non, son talent à lui, ce n’est pas de raconter. C’est peut-être un peintre, un sculpteur sur bois ou un imprimeur, tout ce qui lui permet de décrire ou d’illustrer ses histoires, mais il n’est pas un génie dans aucun de ces domaines-là.

De fait, quand on demande à Mot-pour-mot quel est son talent, il répond qu’il n’en a pas. Il ne ment pas, personne ne peut l’accuser de ça. Non, il désirait très fort un seul talent quand il était petit, le seul qui l’a intéressé durant toute sa vie, et comme il ne l’a jamais eu (à son sens), alors autant ne pas en avoir du tout. Et ne faites pas semblant d’ignorer quel talent il voulait, parce qu’il vous en rebat les oreilles dès que vous discutez un moment avec lui. Il voulait le talent de prophétie. Voilà pourquoi il a toujours jalousé Peggy Larner, par rapport qu’elle est une torche et que depuis l’enfance elle a vu tous les avenirs des gens, et ça a beau différer de connaître véritablement l’avenir – comment les affaires se produiront réellement et non comment elles pourraient se produire –, ça s’en rapproche joliment. Tellement qu’à mon avis Mot-pour-mot aurait été content de faire la torche cinq minutes durant. Sûrement qu’après ça il aurait gardé la goule fendue jusqu’aux oreilles toute la semaine si une affaire de même lui était arrivée.

Mais quand Mot-pour-mot prétend qu’il n’a pas de talent, moi je vous le dis, il a tort.

Comme beaucoup de gens, il en a un et il ne s’en rend même pas compte par rapport qu’avec un talent, c’est toujours pareil : ça paraît naturel quand on l’a, autant que respirer, aussi on n’a pas idée qu’il puisse s’agir d’un pouvoir exceptionnel vu que, crénom, c’est facile. On ne se doute de rien jusqu’à ce que d’autres gens s’étonnent, s’inquiètent ou s’agitent, ça dépend des réactions que provoque le talent. Et alors on se dit : « Sacordjé, les autres, ils n’arrivent pas à faire ça ! J’ai un talent à moi ! » Du coup, on devient quelque temps insupportable, puis on finit par se calmer, reprendre une vie normale et arrêter de se vanter de choses qu’on trouvait ordinaires quand on avait encore tout son bon sens.

Pourtant, certains ne connaissent jamais qu’ils ont un talent, parce que le monde ne le remarque pas non plus, et c’est ça qui se passe pour Mot-pour-mot. Je n’y ai pas fait attention, jusqu’à tant que je commence à rassembler tous mes souvenirs et tout ce qu’on m’avait rapporté sur la vie d’Alvin le Faiseur. Des images de lui après manier le marteau dans la forgerie à la moindre occasion, des fois qu’on oublierait qu’il avait un métier honnête, qu’il gagnait son pain à la sueur de son front, que sa vie, ça n’était pas un quadrille qu’il dansait avec sa maîtresse Dame Fortune – comme si on croyait que Dame Fortune faisait autre chose que lui conter fleurette, probable même que s’il la voyait de près il s’apercevrait que n’importe comment elle a la vérole ; Dame Fortune a la manie de passer du côté du Défaiseur dès qu’on se prend à compter sur son aide. Mais je m’écarte du sujet et me voilà forcé de revenir au début de ce bon Dieu de paragraphe pour retrouver de quoi je parlais (et je vous entends déjà dire, vous autres, les dragons de vertu au cœur piqueté d’épines : Quelle idée lui prend d’écrire des jurons, il ne peut donc pas rester poli ? À quoi je réponds : Quand je jure, ça ne fait de mal à personne, ça ajoute de la couleur à mon langage – Dieu connaît qu’il en a joliment besoin –, par ailleurs je vous garantis que j’ai appris à jurer auprès des meilleurs et que je sais comment le rendre sacrément plus coloré que ça encore, mon langage, mais je préfère me calmer, il ne faudrait pas que mes histoires vous donnent une apoplexie. Je ne tiens pas à passer le restant de ma vie à suivre les enterrements de lecteurs victimes d’une attaque en ouvrant mon livre, alors au lieu de me faire reproche des vilains mots qui se glissent dans mes lignes, pourquoi ne pas me complimenter pour les détails vraiment affreux que j’ai vertueusement décidé de laisser de côté ? Vous préférez le considérer comme ça, je crois, et si vous avez du temps pour trouver à redire sur ma manière de parler, alors c’est que vous n’avez guère à faire et je serai ravi de vous présenter à du monde qui a besoin qu’on lui donne la main pour de l’ouvrage productif), enfin bref, je reviens au début de ce bon Dieu de paragraphe pour voir de quoi je parlais. Donc, voilà : quand j’ai rassemblé toutes ces histoires, j’ai remarqué que Mot-pour-mot apparaissait dans les endroits les plus inattendus juste au moment où un fait important allait se produire, si bien qu’il s’est retrouvé témoin ou même acteur d’une masse d’événements.