— Du point de vue de la médecine occidentale ?
Diane regretta immédiatement sa question. Elle s’était jetée sur la réflexion de l’homme avec trop d’empressement. L’Allemand poursuivit :
— Nous pouvons tenter une autre technique.
— Quelle technique ?
— L’acupuncture.
Diane siffla entre ses lèvres :
— Tirez-vous. Je ne suis pas si crédule. Bon Dieu : tirez-vous avant que je vous vire moi-même.
L’anesthésiste restait immobile. Sa carrure de dolmen se découpait sur les reflets de verre. Il murmura :
— Ma position est difficile, madame. Je n’ai pas le temps de vous convaincre. Mais votre fils dispose de moins de temps encore…
Diane surprit dans l’intonation une inflexion naturelle, spontanée, qui la toucha. C’était la première fois qu’une voix évoquait sans gêne ni condescendance sa relation mère-fils avec Lucien. Le docteur enchaîna :
— Vous savez de quoi souffre votre enfant, n’est-ce pas ?
Elle baissa la tête et balbutia :
— Des afflux de sang qui…
— Viennent asphyxier son cerveau, oui. Mais savez-vous d’où proviennent ces afflux ?
— C’est le choc. Le choc de l’accident. L’hématome provoque ce phénomène et…
— Certes. Mais plus profondément ? Savez-vous ce qui motive ce courant de sang ? Quelle est la force qui propulse l’hémoglobine vers le cerveau ?
Elle conservait le silence. Le médecin se pencha.
— Si je vous disais que je peux agir sur ce mouvement même ? Que je peux apaiser cette impulsion ?
Diane s’efforça de s’exprimer avec calme, mais c’était pour mieux en finir :
— Ecoutez. Vous êtes sans doute animé de bonnes intentions, mais mon fils a été soigné ici par les meilleurs médecins. Je ne vois pas ce que…
— Eric Daguerre travaille sur les phénomènes mécaniques de la vie. Je peux agir, moi, sur l’autre versant, sur l’énergie qui active ces mécanismes. Je peux atténuer la force qui draine le sang de votre fils et qui le tue progressivement.
— Vous racontez n’importe quoi.
— Ecoutez-moi !
Diane sursauta. Le médecin avait presque crié. Elle lança un regard vers le couloir : personne. L’étage ne lui avait jamais semblé aussi désert, aussi silencieux. Elle commençait à éprouver une peur confuse. L’Allemand poursuivit, plus bas :
— Lorsque vous regardez une rivière, vous voyez l’eau, l’écume, les herbes qui s’agitent parmi les flots, mais vous ne voyez pas le principaclass="underline" le courant, le mouvement, la vie du cours d’eau… Qui oserait prétendre que le corps humain ne fonctionne pas de la même façon ? Qui oserait dire que, sous la complexité de la circulation sanguine, des pulsations cardiaques, des sécrétions chimiques, il n’existe pas un seul courant qui anime tout cela : l’énergie vitale ?
Elle niait encore de la tête. L’homme n’était plus qu’à quelques centimètres. Leur dialogue prenait une résonance de confessionnal
— Les rivières ont leur source, leurs réseaux souterrains, invisibles au regard. La vie humaine possède elle aussi ses origines secrètes, ses nappes phréatiques. Toute une géographie profonde qui échappe à la science moderne mais qui s’organise à l’intérieur de notre corps.
Diane demeurait immobile, le visage plongé dans l’ombre. Ce que l’homme ignorait, c’est qu’elle connaissait ce discours : combien de fois avait-elle entendu ses maîtres de wing-chun déblatérer sur le chi, l’énergie vitale, le yin et le yang et tous ces trucs ! Mais elle n’était pas cliente. Au contraire, son triomphe, sur les tatamis, démontrait à ses yeux la vacuité de ces thèses : on pouvait être une championne de boxe shaolin et se moquer totalement de ces valeurs. Pourtant la voix s’instillait dans sa conscience
— L’acupuncture appartient à la médecine traditionnelle chinoise. Une médecine plusieurs fois millénaire, qui ne repose pas sur des croyances, mais sur des résultats. C’est sans doute la médecine la plus empirique de toutes, car personne n’a jamais pu expliquer le pourquoi de son efficacité. L’acupuncture agit directement sur les réseaux de notre source vitale — ce que nous appelons les méridiens. Madame, je vous conjure de me faire confiance : je peux enrayer le processus de contusion chez votre enfant. Je peux limiter le déchaînement de sang qui est en train de le tuer !
Diane regarda le corps de Lucien. Minuscule silhouette enserrée de bandages, de plâtre et de câbles, il paraissait maintenant écrasé, contrôlé par une machinerie hostile — inhumé, déjà, dans un sarcophage complexe et futuriste. Van Kaen chuchotait toujours :
— Le temps presse ! Si vous ne me faites pas confiance, faites confiance au corps humain. (Il se redressa et se tourna vers Lucien.) Donnez-lui tout ce qu’il est possible. Qui sait comment il réagira?
Diane agrippa ses mèches — elles étaient trempées de sueur. Ses repères, ses certitudes éclataient sous son crâne, comme des coupes de cristal sous l’effet d’une onde insidieuse.
Un raclement sourd s’éleva dans la salle. Diane mit un dixième de seconde pour saisir qu’il s’agissait de sa propre voix
— Bon sang, allez-y. Essayez votre truc. Faites-le revenir.
12
A la première sonnerie du téléphone, Diane comprit qu’elle était en train de rêver. Elle voyait le médecin allemand qui écartait les draps puis déroulait les pansements de Lucien. Il ôtait les fils, les électrodes, extirpait le bras de la coudière de plâtre. L’enfant était maintenant nu. Seuls son pansement à la tête et la perfusion le reliaient encore à la médecine occidentale.
A la seconde sonnerie, elle se réveilla.
Dans le silence qui suivit le trille électronique, elle fut prise d’un éclair de lucidité. Son rêve n’était pas un rêve. Ou, du moins, il se nourrissait d’un fait réel. Elle revoyait distinctement la silhouette de Rolf van Kaen, qui palpait, massait, lissait chacun des membres de Lucien. Son visage était incliné, attentif. Diane, à cet instant, avait éprouvé cette sensation : l’acupuncteur " lisait " le corps menu et pâle. Il le déchiffrait, comme s’il eût connu un code ignoré des autres médecines. Un dialogue silencieux s’instaurait entre ce géant aux cheveux blancs et le petit garçon inconscient, quasi mort, mais qui semblait encore pouvoir murmurer quelques secrets à un initié.
Van Kaen avait sorti ses aiguilles et les avait disséminées sur l’épiderme de Lucien. A mesure qu’il les piquait dans le torse, les bras, les jambes de l’enfant, ces pointes paraissaient s’allumer, s’enduire de la lueur verte de l’écran de surveillance, qui surplombait la scène. A l’extrémité du lit, Diane était subjuguée. Ce corps si chétif, clair comme de la craie, hérissé d’aiguilles qui brillaient comme des lucioles dans l’obscurité de verre…
Troisième sonnerie.
Dans la pénombre, Diane aperçut les reproductions de tableaux qui décoraient sa chambre : des carrés pastel de Paul Klee, des symétries plus vives de Piet Mondrian. Elle baissa les yeux vers sa table de nuit. Le réveil marquait 03:44. Sa certitude revint en force. Cinq heures auparavant, un mystérieux médecin avait pratiqué une séance d’acupuncture sur son fils. Avant de disparaître, il avait simplement dit: " C’est une première étape. Je reviendrai. Cet enfant doit vivre, vous comprenez ? "
Quatrième sonnerie.
Diane trouva le combiné et décrocha.
— Allô ?