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Ils gravirent les marches de pierre. Sous le jour voilé, les sentiers étaient à peu près déserts. Les arbres semblaient accueillir le vent frais dans leur feuillage avec affectation, comme une femme maintient ses jupes au-dessus d’une grille de métro. Le policier inspira profondément et déclara :

— J’ai cru que ça ne m’arriverait jamais.

— Quoi ?

— Aborder une jolie fille sur l’un de ces bancs.

— Ho, ho, ho…, souffla Diane, en prenant un air mi-amusé, mi-offusqué.

Toute angoisse, toute menace semblait avoir disparu de leur cœur, à lui comme à elle. Elle songea, avec une certaine répulsion, à l’égoïsme irréductible des vivants face aux morts. Maintenant, les feuilles vernissées, la fraîcheur du vent, les cris lointains des enfants constituaient leur seul présent — et le souvenir de van Kaen ne pesait pas lourd face à cette réalité. Le lieutenant raconta :

— Quand j’étais en internat, à l’école des inspecteurs, je m’échappais tous les week-ends pour suivre des cours de philo à la Sorbonne. En fin de journée, je venais ici, au Luxembourg. A cette époque, j’avais l’impression d’avoir échappé à une catastrophe naturelle : le chômage. Mais j’étais déjà confronté à une autre catastrophe, pire encore.

— Laquelle ?

Il ouvrit ses mains, en signe d’évidence.

— L’indifférence des Parisiennes. Je me promenais ici et je les regardais du coin de l’œil, assises sur leurs chaises en fer, à bouquiner, à jouer les hauteurs imprenables. Et je me disais : " Qu’est-ce que je pourrais leur dire? Comment je pourrais les aborder ? "

Diane sourit. Une ligne ténue sur ses lèvres, complice de la brise.

— Et alors ?

— Jamais trouvé la réponse.

Elle pencha la tête de côté et prit un ton de confidence

— Maintenant, vous pouvez toujours sortir votre carte tricolore.

— C’est ça. Ou venir avec une escouade, pour embarquer tout le monde.

Diane éclata de rire. Ils marchaient vers le portail de la rue Auguste-Comte. Au-delà, on apercevait d’autres jardins, plus étroits, mieux cachés. Langlois reprit :

— Comment va Lucien ?

— Son amélioration se poursuit. Des impulsions dans les quatre membres ont été constatées.

— Vraiment, c’est fantastique.

Elle l’interrompit.

— La vie. La mort. Vous me l’avez déjà dit.

Langlois esquissa un petit sourire. Son air de malice lui donnait un charme enfantin. Il continua d’une voix grave :

— Je voulais vous donner des nouvelles. Nous avons identifié le mystérieux docteur. Van Kaen était son vrai nom.

Diane s’efforça de dissimuler son impatience.

— Qui était-il donc ?

— Il vous a dit la vérité : il dirigeait le département d’anesthésie du service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Die Charité. Un machin énorme, dans le genre de Necker. Il possédait aussi une chaire de neurobiologie à l’Université libre de Berlin. Van Kaen organisait des colloques sur la neurostimulation et ses liens avec l’acupuncture. Une vraie star, à ce qu’il paraît.

Diane revit le colosse aux cheveux blancs debout dans la pénombre de la chambre, ses mains qui faisaient tournoyer les aiguilles dans la chair de l’enfant. Elle demanda :

— Où avait-il appris la technique de l’acupuncture ?

— Je ne sais pas exactement. Mais il a passé près de dix ans au Viêt-nam, dans les années quatre-vingt.

Tout en marchant, le lieutenant venait d’extraire de sa poche une chemise cartonnée, qu’il consultait de temps à autre.

— Van Kaen était un Allemand de l’Est. Il venait de Leipzig. C’est pour ça qu’il a pu séjourner au Viêt-nam, qui était un pays complètement fermé.

— Vous voulez dire qu’il a pu y vivre en tant que communiste ?

— Exactement. A cette époque, pour un Allemand de l’Est, il était beaucoup plus facile de s’installer à Hô Chi Minh-Ville que d’aller faire ses courses à Berlin-Ouest.

Patrick Langlois feuilleta encore ses pages :

— Pour l’instant, il n’y a qu’une seule zone d’ombre dans sa carrière : entre 1969 et 1972. Personne ne sait où il était durant cette période. A l’ouverture du Mur, il est revenu en Allemagne et s’est installé à Berlin-Ouest. Il n’a pas mis longtemps à démontrer ses compétences et à être adopté par l’intelligentsia de l’ancienne RFA.

Diane revint au présent.

— Vous n’avez aucune piste pour le meurtre ?

— Pas de mobile, en tout cas. Tout le monde admirait le bonhomme. Sauf qu’il avait l’air un peu bizarre.

— Bizarre dans quel sens ?

— Il était très dragueur. A chaque printemps, il séduisait ses infirmières de la plus étrange des façons.

— Comment?

— En chantant. Des airs d’opéra. Ce chant envoûtait tout le personnel féminin de l’hôpital, paraît-il. Un vrai Casanova. Mais je ne crois pas au mobile de la jalousie…

— Vous croyez à quoi ?

— Un règlement de comptes. Des mecs de l’Ouest vengeant leurs familles restées à l’Est, ce genre d’histoire… En l’occurrence, van Kaen était déjà sorti de ce jeu-là puisqu’il vivait au Viêt-nam. Et rien ne prouve qu’il ait fréquenté le pouvoir communiste. Mais je creuse de ce côté.

Ils franchirent la haute grille de la rue Auguste-Comte puis pénétrèrent dans les jardins de l’Observatoire. Serré de près par les immeubles, abrité par les feuillages, ce parc semblait recroquevillé dans l’ombre et le froid.

— En vérité, dit le flic après quelques secondes, il y a une question qui m’intéresse tout autant que le meurtre lui-même, c’est pourquoi cet homme est venu soigner votre fils.

Diane tressaillit.

— Vous établissez un lien entre le meurtre et Lucien ?

— Qu’est-ce que vous allez chercher ? Son intervention fait partie de l’énigme… Et elle peut nous aider à mieux cerner le personnage.

— Je ne vois pas comment.

Langlois adopta un ton raisonneur :

— Voilà un médecin réputé, une référence dans son pays, qui lâche brutalement son service, se précipite à l’aéroport de Berlin pour prendre le premier vol pour Paris — on a pu reconstituer précisément chaque étape de son voyage. Arrivé à Roissy, il file à Necker, se fabrique un faux badge, pique des clés, prend la peine d’appeler les infirmières à l’étage du docteur Daguerre pour mieux se glisser dans l’unité de réanimation…

Elle se souvenait de l’atmosphère silencieuse du couloir : van Kaen avait donc pris toutes les précautions. Le lieutenant poursuivait :

— Tout ça pour quoi ? Pour appliquer sa mystérieuse technique sur Lucien, en toute urgence. C’est l’histoire d’un sauvetage, Diane. Et ce sauvetage était entièrement focalisé sur votre petit garçon.

Elle écoutait en silence. Les questions de Langlois relayaient ses propres interrogations. Pourquoi cet Allemand s’était-il intéressé à Lucien ? Qui l’avait prévenu de son état critique ? Avait-il été aidé au sein de l’hôpital ? Le lieutenant demanda, comme s’il avait suivi mentalement les pensées de Diane :

— Ça ne peut pas être quelqu’un de votre entourage qui l’a contacté, non ?

Elle nia aussitôt de la tête. Le policier l’enveloppa d’un regard d’approbation. Elle supposa qu’il avait déjà vérifié par lui-même. Il reprit, en ouvrant la porte du troisième jardin :

— On interroge le personnel de Necker. Les toubibs, les infirmières. Quelqu’un le connaissait peut-être. Personnellement, ou simplement de réputation. De leur côté, les flics allemands vérifient tous ses appels, tous ses messages. Une chose est sûre : il a été prévenu juste après la dernière crise de Lucien, quand les toubibs français ont baissé les bras.