Ils marchaient toujours sous l’ombre impassible des arbres. Le petit crissement des cailloux sous leurs chaussures scandait leurs pas. Diane demanda :
— Et sur la technique du crime, vous avez du nouveau ?
— Non. L’autopsie, la vraie, a confirmé les données de notre plongée virtuelle. La violence du meurtre est stupéfiante. On dirait un acte… sacrificiel, un truc de ce genre. Nous avons vérifié s’il existait des antécédents en France. Aucun, bien sûr. Sinon, pas un indice, pas une trace, rien. La seule chose que l’autopsie ait révélée de nouveau, c’est que van Kaen souffrait d’un mal curieux.
— Lequel?
— Une atrophie de l’estomac, qui l’obligeait à ruminer ses aliments avant de les avaler complètement. C’est ainsi que s’expliquent les traces sur les murs, dans la salle frigorifique. Quand van Kaen a été agressé, il a expectoré tous les fruits rouges qu’il tenait dans son œsophage.
Il semblait à Diane que les paroles de Langlois pénétraient directement en elle, sous sa chair, tels d’infimes cristaux de peur. Une réalité occulte s’insinuait dans son être, prenant peu à peu la forme d’un pur cauchemar.
Ils venaient d’accéder à la fontaine de l’Observatoire : huit chevaux de pierre se cabraient sous les cascades furieuses. A chaque fois qu’elle parvenait ici, alors que les arbres s’ouvraient au vent et que l’air se chargeait de gouttelettes d’eau, Diane éprouvait la même tristesse et le même vide. Mais, aujourd’hui, la sensation avait une puissance particulière.
Langlois s’approcha d’elle pour couvrir le bruissement de la fontaine.
— Diane, j’ai une dernière question : votre fils adoptif pourrait-il être d’origine vietnamienne ?
Elle se tourna lentement vers lui et l’aperçut, comme de très loin, à travers le voile de ses larmes. Elle n’était pas déçue ni même choquée. Elle découvrait simplement la raison de cette promenade matinale. Elle ne répondit pas aussitôt. Langlois parut s’irriter contre ce silence et, peut-être, contre sa propre question. Il prononça, d’un ton plus fort :
— Van Kaen a passé dix ans au Viêt-nam. Je ne peux pas écarter cette possibilité ! Lucien appartient peut-être à une famille qu’il a connue, je ne sais pas, moi.
Elle était désormais de glace. Il répéta d’une voix autoritaire :
— Répondez, Diane. Lucien pourrait-il être d’origine vietnamienne ?
Elle scruta de nouveau les chevaux ruisselants. Les gouttes lui piquaient le visage, la fine bruine se plaquait sur ses lunettes.
— Je n’en sais rien. Tout est possible.
La voix du policier baissa d’intensité :
— Vous pourriez vous renseigner ? Interroger les gens de l’orphelinat?
Diane tendit plus loin son regard. Au-delà du boulevard Port-Royal, le ciel orageux déployait ses cortèges monotones. Elle se prit à regretter les nuages de la mousson qui décochaient dans sa mémoire de véritables flammes de mercure.
— Je vais téléphoner, dit-elle enfin. Je vais chercher. Je vous aiderai.
16
SUR le chemin du retour, Diane s’abandonna aux suppositions les plus fantasques. Boulevard Port-Royal, elle se convainquit que Lucien était bien d’origine vietnamienne. Rue Barbusse, elle décréta qu’il n’était pas un enfant anonyme. Rolf van Kaen avait connu sa famille. D’une mystérieuse façon, le petit garçon avait été abandonné et, d’une façon plus mystérieuse encore, le médecin allemand avait été averti de sa présence en France. Rue Saint Jacques, elle imagina que l’enfant était le fils caché d’une personnalité importante, qui avait contacté l’acupuncteur en urgence. Le code de son immeuble la stoppa net dans ses délires.
Elle retrouva son calme dans l’appartement. Les sensations familières, distillées par son petit trois pièces, l’apaisèrent. Elle prit le temps de contempler les murs blancs, le parquet d’acajou, les longs rideaux immaculés qui semblaient garder en mémoire le soleil, les jours de pluie. Elle respira longuement l’odeur de la cire et les effluves javellisés qui planaient ici depuis qu’elle avait rangé à fond sa maison. Le lendemain de la nuit miraculeuse, Diane avait en effet tout nettoyé, effaçant la moindre trace qui aurait pu lui rappeler le chagrin et l’abandon des deux dernières semaines. Cette odeur de propre la rassénéra et la conforta dans sa résolution.
Elle consulta sa montre et calcula le décalage horaire avec la Thaïlande. Midi à Paris. Dix-sept heures à Ra-Nong. Elle sortit son dossier " Adoption " puis s’installa dans sa chambre, assise par terre, calée contre son lit. Pour lutter contre l’émotion, elle focalisa sa respiration très bas dans son corps, à quelques centimètres au-dessus du nombril — une technique classique de décontraction, utilisée dans le wing-chun. Lorsque l’air se fut dissous dans son sang et convergea vers ce point mystérieux, lorsque le calme l’emplit à la manière d’un grand vide apaisant, elle sut qu’elle était prête.
Elle décrocha le combiné et composa le numéro de l’orphelinat de la fondation Boria-Mundi. Après quelques sonneries tremblotantes, une voix nasillarde lui répondit. Diane demanda à parler à Térésa Maxwell. Elle attendit deux bonnes minutes puis un " allô " retentit, claquant comme une porte sur des doigts. Diane demanda, plus fort qu’elle n’aurait voulu :
— Madame Maxwell?
— C’est moi. Qui est à l’appareil ?
La liaison était mauvaise. La voix de la directrice plus mauvaise encore.
— Je suis Diane Thiberge, attaqua-t-elle. Nous nous sommes vues il y a environ un mois. Je suis venue dans votre centre le 4 septembre. Je suis la personne qui…
— La boucle d’or?
— C’est ça.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a un problème ?
Diane se souvenait du visage débonnaire et des yeux inquisiteurs. Elle mentit sans hésiter :
— Non, pas du tout.
— Comment va l’enfant ?
— Très bien.
— Vous m’appelez pour me donner des nouvelles?
— Oui… Enfin, pas tout à fait. Je voulais vous poser quelques questions.
Seules les interférences résonnaient à l’autre bout de la ligne. Elle poursuivit :
— Quand nous nous sommes rencontrées, vous m’avez dit que vous ne saviez pas d’où venait l’enfant.
— C’est exact.
— Vous ne connaissez pas sa famille ?
— Non.
— Vous n’avez même jamais aperçu sa mère ?
— Non.
— Et vous n’avez aucune idée de son ethnie d’origine ? Ou de la raison de son abandon ?
Après chaque interrogation, Térésa Maxwell ménageait un bref silence, chargé d’hostilité. Elle demanda à son tour :
— Pourquoi ces questions ?
— Mais… je suis sa mère adoptive. J’ai le droit de savoir, pour mieux comprendre mon fils.
— Il y a un problème. Vous ne me dites pas tout.
Diane revit le petit être pansé, bardé de machines, de tubes à perfusion. La gorge nouée, elle trouva la force de dire :
— Je ne vous cache rien ! Je veux juste en savoir un peu plus long sur mon petit garçon et…
Térésa Maxwell soupira et reprit, légèrement moins agressive :
— Je vous ai tout dit lors de notre première rencontre. Des gosses errent dans les rues de Ra-Nong, sans parents, sans soins. Lorsque l’un d’eux est vraiment mal en point, nous le récupérons, c’est tout. Lu-Sian était un de ceux-là.
— Qu’est-ce qu’il avait ?
— Il souffrait de déshydratation. Et de malnutrition.
— Quand je suis venue le chercher, depuis combien de temps le gardiez-vous à l’orphelinat ?