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— Deux mois environ.

— Et vous n’avez rien appris d’autre sur lui ?

— Nous ne menons pas d’enquêtes.

— Il n’a jamais reçu de visite ?

Les interférences revinrent en force. Diane eut l’impression qu’on l’arrachait à son interlocutrice, qu’on lui ôtait toute possibilité d’obtenir des informations. Mais la voix grinça de nouveau :

— Méfiez-vous, Diane.

Elle tressaillit. La voix semblait plus proche tout à coup. Elle balbutia :

— De… de quoi?

— De vous-même, souffla la directrice. Méfiez-vous de ce désir d’en savoir plus, de cette tentation d’enquêter sur Lu-Sian. Ce gamin est désormais votre enfant. Vous êtes sa seule origine. Ne remontez pas au-delà.

— Mais… pourquoi?

— Ça ne vous mènera nulle part. C’est une vraie maladie chez les parents adoptifs. Il y a toujours un moment où vous voulez savoir, où vous cherchez, vous furetez. Comme si vous vouliez rattraper ce temps mystérieux qui ne vous a pas appartenu. Mais ces enfants ont un passé, vous n’y pouvez rien. C’est leur part d’ombre.

Diane ne pouvait rien ajouter. Sa gorge était trop sèche. Térésa reprit :

— Vous savez ce qu’est un palimpseste ?

— Euh… oui… je crois.

Térésa expliqua pourtant :

— Ce sont ces parchemins de l’Antiquité que les moines du Moyen Age grattaient pour y inscrire d’autres textes. Ces documents étaient recouverts par de nouveaux écrits mais ils portaient toujours, dans leur épaisseur, le message ancien. Un enfant adopté reproduit la même situation. Vous allez l’élever, lui enseigner un tas de choses, lui imprimer votre culture, votre personnalité… Mais, en dessous, il y aura toujours un autre manuscrit. L’enfant possédera toujours ses propres origines. L’héritage génétique de ses parents, de son pays. Les quelques années vécues dans son milieu d’origine… Il faut que vous appreniez à vivre avec ce mystère. Respectez-le. C’est la seule façon d’aimer vraiment votre fils.

La voix rêche de Térésa s’était teintée de douceur. Diane imaginait l’orphelinat. Elle sentait ses parfums, sa chaleur, son atmosphère de convalescence. La directrice disait vrai. Mais elle ignorait tout du véritable contexte. Diane devait obtenir des réponses précises à ses questions :

— Dites-moi seulement une chose, conclut-elle. Selon vous, Lucien… enfin, Lu-Sian pourrait-il être vietnamien ?

— Vietnamien ? Grand Dieu : pourquoi vietnamien ?

— Eh bien… Le Viêt-nam n’est pas si loin et…

— Non. C’est impossible. D’ailleurs, je parle cette langue. Le dialecte de Lu-Sian n’avait rien à voir.

Diane murmura :

— Je vous remercie. Je… je vous rappellerai.

Elle raccrocha et laissa résonner en elle, comme dans une nef glacée, les paroles de la directrice.

C’est alors qu’un souvenir lointain lui traversa l’esprit.

C’était en Espagne, à l’occasion d’une mission de repérage, dans les Asturies. A l’un de ses moments perdus, Diane avait visité un monastère. Une bâtisse brutale et grise, qui vivait encore à l’heure des méditations et des murmures de pierre. Dans la bibliothèque, elle avait découvert un objet qui l’avait fascinée. Derrière une vitrine, un parchemin était suspendu à des filins d’acier. Son aspect rugueux et rosâtre lui conférait un caractère organique, presque vivant. L’écriture gothique y défilait en lignes serrées, appliquées, accordant parfois un espace pour une délicate enluminure.

Mais le fait captivant était ailleurs.

A intervalles réguliers, un néon de lumière ultraviolette s’allumait en surplomb, faisant apparaître, sous les lettres noires, une autre écriture, fluide et sanguine. Les traces d’un texte antérieur, datant de l’Antiquité. Comme une empreinte laissée dans la chair même du parchemin.

Diane comprenait maintenant : si son enfant était un palimpseste, si son passé était une sorte de texte à demi effacé, alors elle en possédait des bribes. Lu. Sian. Et les quelques autres mots qu’il n’avait cessé de répéter durant les trois semaines où il avait vécu près d’elle, à Paris. Ces mots que Térésa Maxwell ne comprenait pas.

17

UN des bureaux de l’Institut national des langues et civilisations orientales était situé rue de Lille, juste derrière le musée d’Orsay. C’était un vaste édifice, sombre et autoritaire, marqué par cette majesté qui caractérisait, aux yeux de Diane, les beaux immeubles du septième arrondissement.

Elle traversa le hall de marbre puis se faufila parmi le dédale d’escaliers et de salles de classe. Au premier étage, elle repéra le bureau des langues du Sud-Est asiatique. Elle expliqua sommairement à une secrétaire qu’elle était journaliste et qu’elle préparait un reportage sur les ethnies du Triangle d’Or. Etait-il possible de rencontrer Isabelle Condroyer ? Elle avait trouvé ce nom dans le volume de la Pléiade consacré à l’ethnologie : la scientifique paraissait la meilleure spécialiste des peuples de ces régions.

La secrétaire lui répondit d’un sourire. Diane avait de la chance : Mme Condroyer achevait justement un cours magistral, ici même. Elle n’avait qu’à l’attendre dans la salle 138, au rez-de-chaussée : on allait prévenir le professeur.

Diane descendit aussitôt dans la classe. C’était une pièce minuscule, située à l’entresol, dont les soupiraux en verre feuilleté s’ouvraient à ras de terre sur une cour intérieure. Les petites tables au coude à coude, le tableau noir, l’odeur de bois verni rappelèrent à Diane le temps de ses études. Elle s’assit au fond de la salle, mue par un ancien réflexe d’élève solitaire, puis s’immergea, presque malgré elle, dans les souvenirs de faculté.

Lorsqu’elle évoquait cette période de sa vie, elle ne songeait pas aux heures passées en classe, mais plutôt, déjà, aux missions qui avaient jalonné ses dernières années de doctorat. Elle n’avait jamais été une élève studieuse. Pas plus qu’elle n’avait été un esprit féru d’analyse et de théorie. Diane se passionnait exclusivement pour le travail de terrain. Morphologie fonctionnelle. Auto-écologie. Topographie des espaces vitaux. Dynamique des populations… Ces termes et ces disciplines n’avaient joué pour elle que le rôle de prétextes afin de partir — de guetter, d’observer, d’appréhender la vie sauvage.

Depuis son premier voyage, Diane menait une unique quête : comprendre la barbarie de la chasse, la violence des prédateurs. Elle vivait dans l’obsession de cette énigme, qui se résumait au claquement d’une mâchoire sur de la chair vive. Mais peut-être n’y avait-il rien à comprendre — seulement à éprouver. Lorsqu’elle observait les grands fauves aux aguets, tapis dans la broussaille, immobiles au point de faire corps avec la végétation, au point de se creuser, de s’encastrer dans la texture même de l’instant, Diane éprouvait cette certitude : un jour, à force de concentration, elle deviendrait ce fauve, cet affût, cet instant. Il n’était plus question de comprendre l’instinct animal. Il fallait se glisser à l’intérieur. Devenir cette pulsion aveugle, ce mouvement de destruction qui ne connaissait d’autre logique que lui-même…

La porte s’ouvrit tout à coup. Isabelle Condroyer portait des pommettes hautes comme on porte des talons aiguilles. Sous des cheveux châtains coupés court, ses yeux étaient légèrement bridés mais ses iris étaient d’un vert thé. De véritables amandes, encore toutes fraîches, sur leurs frondaisons. Une goutte d’élixir asiatique s’était diluée dans le sang de cette femme pour lui donner non pas un charme de poupée exotique, mais plutôt une dureté de montagne, une rugosité d’altitude. Diane se leva. La scientifique déclara aussitôt :