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— Ma secrétaire m’a dit que vous étiez reporter. Pour quel journal ?

Diane remarqua que l’ethnologue portait un chemisier rouge trop étroit. Le tissu s’évasait en petites chatières indiscrètes. Elle s’efforça de sourire.

— C’est-à-dire… J’ai surtout dit ça pour vous rencontrer.

— Pardon ?

— J’ai besoin d’un renseignement. Un renseignement très urgent…

— Vous plaisantez? Vous vous figurez que je n’ai que ça à faire ?

Un bref instant, Diane eut envie de lui répondre sur le même ton, mais elle se ravisa. Une technique de combat consistait à utiliser l’élan de l’adversaire à son encontre. Elle choisit de jouer la corde sensible pour faire retomber l’agressivité de la femme.

— Je viens d’adopter un enfant, expliqua-t-elle. En Thaïlande, aux environs de Ra-Nong. Vous connaissez sans doute cette région. L’enfant est âgé de six ou sept ans.

— Et alors ?

— Il prononce quelques bribes de phrases. Je voudrais savoir quelle langue il parle, quel est son dialecte d’origine.

L’ethnologue posa son cartable sur le bureau qui faisait face aux tables de classe. Elle croisa les bras. Les ouvertures de son chemisier s’élargirent plus nettement sur l’éclat du soutien-gorge. Diane poursuivit, imperturbable :

— Nous venons d’avoir un accident de voiture. L’enfant a failli mourir. Il est encore inconscient mais les médecins pensent qu’il va se réveiller.

La femme observait Diane avec une nouvelle expression. Elle semblait se demander si elle était tombée sur une folle ou si, au contraire, une telle histoire pouvait s’inventer. Le mensonge, clair et précis, prenait forme dans l’esprit de Diane.

— Voilà ce qui se passe. Les médecins pensent qu’il serait bon, quand l’enfant reprendra connaissance, qu’on lui parle sa langue natale. Il n’est à Paris que depuis quelques semaines, vous comprenez ?

Cela sonnait si juste qu’elle se demanda soudain si elle ne prononçait pas là une vérité, quelque chose dont il faudrait réellement se préoccuper. Le ton du professeur s’atténua :

— Votre histoire est… Enfin… Dans quel état est-il ?

— Il y a quelques jours, il paraissait condamné. Mais, aujourd’hui, les médecins sont optimistes. Plusieurs signes tendent à démontrer qu’il va sortir du coma. Reste le problème des séquelles.

Isabelle Condroyer s’assit. Son visage était toujours aussi dur, mais ce n’était plus de l’hostilité. Plutôt de la gravité. Elle souffla :

— Mais s’il ne parle pas, comment voulez-vous que je…

— Il répétait toujours les mêmes mots. Deux syllabes, surtout. Lu-Sian…

— Vous n’avez aucune autre information sur son origine ethnique ?

— Aucune. Seulement ces syllabes.

L’ethnologue regarda longuement son interlocutrice. Diane portait une redingote cintrée couleur écru, des blocs de quartz en guise de collier, une aiguille d’argent pour maintenir sa tignasse en chignon. Le professeur dit enfin, de nouveau docte et froide :

— Savez-vous combien il existe de langues et de dialectes parlés dans la région des Andamans ?

— Pas exactement.

— Plus de douze.

— Je vous parle d’une région très réduite. Un point sur la carte. L’orphelinat est à Ra-Nong et…

— Avec les mouvements nés des conflits birmans, des guerres de la drogue, les migrations venues du Triangle d’Or et des Indes, cela porte le chiffre des idiomes à une vingtaine. Peut-être même une trentaine.

— Encore une fois, je ne possède que ces deux syllabes. Mais vous devez bien connaître des spécialistes pour chaque dialecte. Je peux…

Le ton de la scientifique se teinta d’exaspération :

— Quelques vocables ne peuvent pas nous servir! Surtout pas répétés par vous. Rien que dans la langue thaïe, le même mot peut avoir plusieurs significations différentes, selon que l’accent est placé sur telle ou telle syllabe, selon que le mot lui-même se situe en début ou en fin de phrase…

Dehors, le crépuscule était à l’œuvre. La fenêtre de verre feuilleté brillait d’un rouge ardent. La colère de la femme semblait avoir irradié le verre. Elle conclut d’une manière abrupte :

— Je suis désolée. Sans la prononciation, votre requête est absurde. Je ne peux rien pour vous.

Diane afficha un large sourire.

— J’étais sûre que vous diriez ça.

Elle sortit de son sac un magnétophone rouge vif. L’instrument de karaoké sur lequel Lucien enregistrait ses propres chansons. Diane savait qu’il était impossible d’identifier un dialecte sans en entendre l’accent et la prononciation. Elle s’était alors souvenue de la voix conservée sur cette cassette.

Diane appuya sur la touche Play. Tout à coup, le timbre nasillard de Lucien s’éleva dans la salle. Ses syllabes saccadées, légèrement gutturales, se détachèrent comme des bulles d’enfance dans le silence du soir. Isabelle Condroyer paraissait sidérée.

Diane avait gagné. Mais elle ne savourait pas sa victoire. La voix de l’enfant la surprenait elle aussi. Depuis l’accident, elle n’avait pas réécouté cette cassette. La modulation qui s’élevait ici, occupant tout à coup l’espace, le tapissant de la présence de Lucien, de son visage, de ses gestes aériens, l’avait tranchée comme une lame. En une seconde le chagrin se libéra, délivra une pulsion brûlante vers ses yeux.

Elle baissa la tête, cacha son front de la main. Elle ne voulait pas pleurer. Elle se recroquevilla, alors que la voix s’élevait toujours, dans la salle baignée de pourpre.

Soudain ce fut le silence.

Diane leva les yeux. L’ethnologue venait d’arrêter l’engin, comprenant ce qui était en train de se passer. Diane entrouvrit les lèvres mais le professeur s’était déjà levé, lui posant la main sur l’épaule. Sa voix, si dure, si rêche encore, quelques secondes auparavant, souffla :

— Laissez-moi la cassette. Je vais voir ce que je peux faire.

18

LES mains collées.

C’était la technique du wing-chun où Diane était la plus experte, la plus rapide. Une technique où la proximité avec l’adversaire était telle qu’on devait décocher ou esquiver les attaques en restant toujours en contact avec ce dernier. Coups de poing. Coups de coude. Coups du tranchant de la main. La pluie de violence s’abattait sans qu’on ne puisse jamais se défiler, ni reculer — on restait toujours soudé à l’ennemi.

Diane aurait dû être révulsée par ces multiples attouchements, mais il s’agissait cette fois de combat, et le signal de sa phobie ne se déclenchait pas dans un tel contexte. Au contraire : le contact provoquait en elle une sourde jouissance. Comme si elle savourait intérieurement l’inversion de ce geste — la caresse devenue frappe.

Par ailleurs, Diane possédait un secret. Si elle excellait dans cet affrontement de proximité, c’était parce qu’elle était myope et que sa meilleure chance de vaincre était de demeurer toujours dans un champ très rapproché, là où elle discernait le moindre détail. Elle avait transformé son handicap en force, appris à lutter au plus près, misant tout sur la vitesse, prenant des risques dont l’intensité désorientait ses adversaires.

Ce soir même, la séance d’entraînement, au dojo de Maubert-Mutualité, constituait un exutoire idéal à ses émotions de la journée. Après l’appel à Térésa, après la rencontre avec l’ethnologue, Diane s’était directement rendue à l’hôpital. Lucien subissait des examens et on lui avait interdit de le voir. Elle s’était d’abord mise en colère puis avait saisi que le docteur Daguerre projetait d’ôter les drains dès le lendemain matin.