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Pourtant, en rentrant chez elle, Diane n’était pas parvenue à se réjouir totalement. Le meurtre de van Kaen prenait le pas sur tout le reste — même sur la guérison de son fils. Elle ne cessait plus de songer à cette atrocité. A la main qui avait tordu les viscères. Aux airelles agglutinées sur les murs. A l’écran scintillant qui avait mis à nu les entrailles profanées de l’acupuncteur. Tout se confondait dans son esprit. Elle ne réussissait plus, mentalement, à dissocier le meurtre de la rémission de son enfant.

D’ailleurs, le bâtiment pédiatrique était maintenant surveillé par des policiers en uniforme. Lorsqu’elle avait interrogé Mme Ferrer sur cette présence, la femme lui avait simplement répondu " sécurité ". Quelle sécurité ? Face à quel danger ? Un tueur continuait-il de rôder dans les couloirs de Necker ? Plutôt que de s’épuiser sur ces interrogations, elle avait préféré renouer avec l’odeur de sueur et les coups du dojo. Les mains collées. Une façon comme une autre d’exsuder ses angoisses…

Chez elle, Diane prit une douche brûlante, puis écouta son répondeur. Toujours les mêmes appels — la sempiternelle liste des amis ou relations qui venaient aux nouvelles et répétaient leurs paroles de réconfort. Il y avait aussi les messages de sa mère. Mais, à chaque fois qu’elle reconnaissait la voix abhorrée, Diane appuyait sur la touche Next.

Elle passa dans la cuisine. Cheveux ruisselants et feu aux joues, elle se concocta un Darjeeling bien noir et disposa sur un plateau théière, coupelle de Palmitos et yaourts — elle se nourrissait presque exclusivement de biscuits et de laitages. Puis elle s’installa dans sa chambre, avec les livres qu’elle avait achetés dans l’après-midi.

Il lui restait une piste à explorer. Une piste vague, indirecte, mais qui la préoccupait profondément : l’acupuncture. Elle voulait tenter de comprendre comment van Kaen avait agi sur le corps de Lucien. D’une manière confuse, elle devinait que cette technique entretenait un lien avec les autres éléments de la nuit fatidique.

Une heure de lecture suffit à lui confirmer plusieurs faits.

D’abord, Eric Daguerre avait raison. Physiologiquement, l’acupuncteur ne piquait aucun point particulier. Ni nerfs, ni muscles, ni même zones cutanées plus sensibles — en tout cas, pas toujours. Jamais on n’avait pu mettre en évidence, d’une manière physique, l’existence des méridiens à l’intérieur du corps. Des études avaient seulement démontré que l’aiguille libérait parfois des endorphines — des hormones possédant des effets analgésiques. D’autres recherches avaient mis en évidence les propriétés électriques de certains points. Mais aucune de ces constatations ne pouvait être généralisée, et elles ne constituaient que des épiphénomènes si on les comparait aux résultats prodigieux obtenus par Rolf van Kaen.

Le médecin allemand avait dit vrai lui aussi : l’acupuncture, selon la médecine chinoise, concernait une entité mystérieuse, que les praticiens appelaient " énergie vitale " et que l’anesthésiste avait comparée à une sorte d’élan originel — une source première. Pourquoi pas, après tout ? Malgré son solide rationalisme, malgré sa formation de biologiste, Diane était d’humeur à tout admettre face à l’évolution de Lucien. Il était évident que l’acupuncteur avait influencé ses mécanismes physiologiques à un niveau que les médications et les instruments de la médecine occidentale n’avaient su atteindre.

Diane poursuivit sa lecture. Ce qui l’intéressait maintenant, c’était la géographie de ces forces mystérieuses. L’Allemand avait parlé de " nappes phréatiques " et laissé entendre que cette énergie vitale possédait, au sein du corps humain, ses " ruisseaux " : des méridiens qui suivaient une topographie souterraine. Durant plusieurs heures, Diane étudia ces flux complexes et leurs jeux de correspondances.

Le plus étonnant, c’était que cette énergie paraissait se situer à la fois à l’intérieur du corps et à l’extérieur. Il ne s’agissait pas seulement de réchauffer, d’apaiser, de solliciter tel ou tel méridien mais surtout d’équilibrer ce courant avec les forces du dehors. En définitive, les aiguilles fonctionnaient comme de minuscules relais dressés vers l’univers, qui auraient servi à " harmoniser " l’organisme avec une hypothétique puissance cosmique. Diane arrêta sa lecture : ces concepts et ce vocabulaire la gênaient — tout cela lui rappelait le jargon des spiritualistes et les discours destinés aux âmes perdues en mal de gourous. Pourtant elle se souvenait de ces épingles, vertes et vives, qui avaient parsemé l’épiderme de son enfant. Elle-même, à cet instant, avait songé à des passerelles, des relais tournés vers des forces mystérieuses et indicibles.

Diane éteignit la lumière et réfléchit. Ces livres sur la médecine chinoise ne lui avaient rien apporté, à l’exception de cette idée : peut-être l’enfant, en raison de son héritage culturel, avait-il été plus sensible qu’un autre à l’acupuncture. Peut-être existait-il une sorte d’acquis génétique qui avait permis à son corps de mieux réagir à cette technique. Mais que savait-elle au juste des lois des atavismes ? N’était-ce pas une supposition gratuite ? Qui, de toute façon, n’apportait aucune information précise sur la naissance de Lucien.

Une nouvelle fois elle se repassa mentalement la séance de van Kaen dans ses moindres détails. Une phrase lui revint en mémoire. Une phrase à laquelle elle n’avait pas prêté attention dans la tourmente de la nuit, mais qui prenait ce soir une résonance singulière. Avant de la quitter, le médecin avait dit: " Cet enfant doit vivre, vous comprenez ? " Cette réflexion semblait alors seulement exprimer la détermination de l’acupuncteur. Mais elle pouvait aussi signifier que Lucien, pour une raison inconnue d’elle, devait survivre, coûte que coûte.

L’Allemand avait parlé en homme qui connaissait un secret — une réalité concernant l’enfant. Peut-être une origine exceptionnelle, comme Diane s’était plu à l’imaginer dans l’après-midi. Ou une particularité physiologique. Ou bien une mission, une œuvre que Lucien aurait à remplir lorsqu’il serait plus âgé…

La maladie des théories absurdes était en train de la reprendre. En même temps, elle entendait encore, comme un écho, l’intonation du médecin. Elle sentait l’extrême tension, l’angoisse voilée, qu’il s’était efforcé de cacher durant la séance. Ce docteur savait quelque chose. Lucien n’était pas un enfant comme un autre. Et Langlois, avec son flair de flic, l’avait perçu. Voilà pourquoi il s’intéressait tant à Lucien et à son origine.

Folie pour folie, Diane imagina une autre possibilité.

Une raison aussi impérieuse de sauver un enfant pouvait, aussi bien, constituer une raison de le détruire… Et si van Kaen avait été assassiné parce que, justement, il avait réveillé le petit garçon ?

Si une menace pesait sur Lucien ?

Elle s’arrêta net. Une ultime conviction venait de lui couper la respiration.

Et si cette menace s’était déjà exercée ?

Si l’accident du boulevard périphérique n’en était pas un ?

LES VEILLEURS

19

LUNDI 11 octobre.

Diane arpentait les contreforts du mont Valérien, à Suresnes.

Elle avait traversé le cimetière américain, strié de croix blanches, puis sillonné les coteaux verdoyants qui surplombent le bois de Boulogne. Ce n’était pas sa route, mais elle avait dû se tromper quelque part, aux alentours du pont de Saint-Cloud. A bord de sa voiture de location, elle descendait maintenant la rue des Bas-Rogers et renouait avec la grisaille de la ville. Sous la pluie, elle retrouvait l’ennui monocorde de la banlieue, ses avenues mornes, ses petites rues frileuses. Un ennui à porter à dos d’homme.