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Diane s’était lancée à fond dans son enquête. Elle avait mis à profit le week-end pour mener quelques recherches, mais c’était maintenant qu’elle allait pénétrer au cœur de ses interrogations. Elle passa sous un aqueduc de granit, contourna un rond-point qui annonçait fièrement l’entrée du quartier du Belvédère puis repéra, sur sa droite, la rue Gambetta. Surplombée par la voie ferrée, l’artère déployait une rangée de pavillons serrés, qui paraissaient devoir perdurer ainsi à travers les âges.

Le 58 était un immeuble de deux étages, sale et délabré, tapissé de briques et flanqué de balcons de fer noir. Diane se gara sans difficulté et pénétra à l’intérieur. Elle découvrit une entrée vétuste, des boîtes-aux-lettres crasseuses, un escalier badigeonné d’ombre. Même les remugles des poubelles s’accordaient avec le tableau — c’était une espèce d’amertume, bougonne et violente, tapie sous la cage de l’escalier, qui semblait résumer toute l’histoire de l’immeuble.

Elle manipula le commutateur et constata que la lumière ne venait pas — ne viendrait jamais. Elle s’approcha d’un panneau de carton moisi, portant la liste des locataires, et trouva, à la lueur du dehors, le nom qu’elle cherchait — le nom qu’elle était parvenue à extorquer à Patrick Langlois, en l’appelant chez lui la veille au soir.

Marches craquantes, rampe poisseuse : les sensations attendues se poursuivaient. Diane portait un long ciré de pluie, bleu pétrole, qui couinait à chacun de ses pas. Sur ses épaules perlaient des petites gouttes de pluie et la présence de ces éclats liquides la rassurait. Elle atteignit le deuxième étage et sonna à la porte de gauche.

Pas de réponse.

Elle sonna encore.

Une nouvelle minute passa. Diane s’apprêtait à rebrousser chemin quand un bruit de chasse d’eau retentit.

Enfin la porte s’ouvrit.

Un jeune homme se tenait sur le seuil. Il portait une veste de jogging à capuche, sans forme ni couleur. Dans l’ombre, Diane ne distinguait pas son visage. Tout juste pouvait-elle remarquer que le personnage était plus jeune que dans son souvenir. La trentaine, au plus. Plus maigre aussi. Son attention fut surtout captée par l’odeur de chanvre qui planait dans le sillage de la porte entrebâillée. Le gars était en pleine séance de défonce légère. D’où le bruit des toilettes. Elle demanda :

— Vous êtes bien Marc Vulovic ?

La gueule d’ombre ne bougea pas. Puis une voix nasale s’éleva :

— Qu’est-ce qu’y a ?

Diane tripota ses lunettes. Ce timbre d’enrhumé confirmait le pire — l’homme ne devait pas se défoncer qu’au cannabis.

— Je m’appelle Diane Thiberge.

Silence de l’homme. Elle ajouta :

— Vous voyez qui je suis, non ?

— Non.

— Je suis celle qui conduisait le 4 x 4, la nuit de l’accident.

Vulovic ne dit rien. Une minute passa. Ou seulement quelques secondes. Dans son état de nervosité, Diane n’était sûre de rien. Il ordonna :

— Entrez.

Diane traversa un vestibule étroit, tapissé de CD et de cassettes vidéo, puis découvrit une cuisine, sur la droite, revêtue de lino et de formica. D’un geste, l’homme l’incita à entrer.

Le jour terne s’épanchait à travers des voilages grisâtres. Un évier, un chauffe-eau : deux taches livides englouties sous de la vaisselle sale. Et l’odeur de drogue qui pétrissait l’atmosphère. Diane repéra une chaise dans l’axe de la fenêtre entrouverte. Elle s’assit rapidement, déclenchant un nouveau frétillement de reflets sur son ciré.

L’homme l’imita, choisissant un tabouret, de l’autre côté de la table. Il avait une gueule longue et sèche, qui jaillissait de sa capuche baissée comme un tubercule jaunâtre. Des cheveux blonds, coupés en queue de canard, et un bouc frisottant, qui ressemblait à des fibres de maïs. Il ne portait déjà plus de pansements. Seulement quelques croûtes brunes, sur le front et les arcades. Il marmonna, tête baissée :

— Je voulais venir à l’hôpital mais…

Il s’arrêta et releva le visage. Ses yeux verts ressemblaient à des petits hublots ouverts sur une mer glacée. Il demanda :

— Il est… Enfin, l’enfant… il est…

Diane comprit que personne ne lui avait donné de nouvelles. Elle souffla :

— Il va mieux. C’est inespéré mais il est en voie de rémission. Alors on le laisse de côté, okay ?

Vulovic hocha vaguement la tête, observant son interlocutrice avec indécision. Il avait le corps tordu, les épaules retroussées. Un drogué prisonnier de son mal intime. Il demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Revenir avec vous sur les circonstances de l’accident. Savoir ce qui vous est arrivé au volant.

Le chauffeur tiqua. Un éclair de méfiance traversa ses pupilles. Diane ne lui laissa pas le temps de parler :

— Vous avez dit que, ce soir-là, vous veniez du parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil. Qu’est-ce que vous faisiez là ? Vous vous reposiez ?

L’homme sourit malgré lui. Un éclat salace se découpa dans ses iris.

— Vous n’êtes jamais passée par là ? Je veux dire : le soir ?

Diane imagina une avenue anonyme, coincée entre le boulevard périphérique et le stade Roland-Garros, qui menait directement au bois de Boulogne. Soudain elle visualisa ce même tableau, de nuit, et comprit ce que ses propres hantises lui avaient caché jusqu’ici : les putes. Cet homme était simplement allé aux putes.

Il hocha la tête comme s’il avait deviné les déductions de Diane.

— C’est un truc classique avant un départ. Je devais aller en Hollande. Hilversum. Aller et retour. Vingt-quatre heures de route.

Diane enchaîna :

— D’accord. Mais j’ai lu des statistiques sur l’hypovigilance. Quatre-vingt pour cent des accidents de poids lourd liés à l’endormissement surviennent entre vingt-trois heures et une heure du matin. D’après ces mêmes chiffres, ce type d’accidents ne se produit jamais sur le boulevard périphérique. Par nature, la proximité de la capitale " réveille " les chauffeurs. Si vous sortiez de…

— Vous menez une enquête ? trancha soudain le mec, d’un ton agressif.

— Je veux simplement comprendre. Comprendre comment vous avez pu vous endormir, à minuit, alors que vous veniez de visiter une prostituée et que vous vous apprêtiez à attaquer vingt-quatre heures de route.

Vulovic se tortilla. Ses mains vibraient au-dessus de la table. Diane réfréna sa propre nervosité et changea brutalement de direction

— Pour rester éveillé, qu’est-ce que vous prenez ?

— Du café. On a des thermos.

Diane eut un frémissement de narine — allusion muette à l’odeur qui régnait dans cette cuisine pourrie.

— Vous fumez, aussi, non?

— Comme tout le monde.

— Je veux dire : du shit.

L’homme ne répondit pas. Elle poursuivit :

— Vous n’avez jamais pensé que ça pouvait vous casser complètement? Vous endormir?

Vulovic tendit son cou. Un réseau de veines battait sous sa peau.

— Tous les chauffeurs se défoncent pour tenir. Chacun a ses plans. Pigé ?

Diane se pencha au-dessus de la table. Ces airs à la redresse ne l’impressionnaient pas. Elle passa au tutoiement :

— Tu ne prends rien d’autre?

Le routier se renfrogna dans son silence. Diane insista :

— Amphètes, coke, héroïne?

Il braqua son regard, de biais, dans sa direction. Deux globes de fer, luisants comme des balles, sous des paupières voilées. Un lent sourire s’insinua sur ses lèvres.