— J’ai compris. Vous voulez me causer des emmerdes. On m’a viré. On m’a retiré mon permis. Je risque la taule mais ça vous suffit pas. Vous voulez qu’j’aille en cabane, tout d’suite. Pour des années.
Diane le stoppa d’un geste.
— Je cherche la vérité, c’est tout.
Vulovic hurla :
— La vérité, elle est écrite noir sur blanc dans le rapport des flics ! J’ai subi l’alcootest. J’ai fait des examens à l’hosto. Ils ont rien trouvé. Putain, j’étais clean. Je jure que j’étais clean au moment de l’accident!
Il disait la vérité. On avait évoqué ces analyses devant elle.
— Okay, reprit-elle un ton moins haut. Alors pourquoi t’es-tu endormi cette nuit-là ?
— Je sais pas. Je me souviens de rien.
Diane se redressa.
— Comment ça?
L’homme hésita. Il suait à grosses gouttes. Il murmura :
— J’vous jure. J’ai beau me casser la tête, à partir de la porte d’Auteuil je me souviens plus de rien… Je sais même pas si j’ai tiré un coup. J’devais être hypercrevé. Je sais pas. J’ai aucun souvenir jusqu’à la collision…
Diane voyait monter une vérité souterraine. Une réalité effrayante qu’elle avait soupçonnée et qui prenait forme sous ses yeux. Elle demanda :
— Personne a touché à ton café ?
— Vous délirez ou quoi ! Pourquoi ça?
— Sur le parking, tu as parlé à quelqu’un ?
Il nia de la tête. Sa capuche était trempée de transpiration.
— On tourne en rond, là. Je me souviens de rien. Merde. C’est un accident. Y a plus à creuser, même si moi je trouve ça bizarre.
Diane tira sa chaise et se rapprocha. Malgré ses cheveux humides, malgré la pluie sur sa nuque, la peau lui brûlait.
— Tu ne comprends donc pas à quel point c’est grave pour moi ? Essaie de te souvenir.
Vulovic ouvrit le tiroir de la table de cuisine. Il en extirpa un nécessaire à rouler des joints : cigarette, papier OCB, barre de shit enveloppée dans du papier d’aluminium. Il déclara, en commençant à saisir deux feuilles à rouler :
— La porte, c’est derrière vous.
D’un revers de la main, Diane balaya les objets à terre. L’homme se leva d’un bond, le poing dressé.
— Fais gaffe à toi, la meuf !
Diane le plaqua au mur. Elle était plus grande que lui. Et mille fois plus dangereuse. Elle eut une sorte de sourire intérieur. Au fond, elle préférait ça. Elle préférait que ce mec soit capable de la gifler, de la cogner. Elle préférait que ce fût un salopard qui ait été utilisé pour tuer son enfant. Elle articula :
— Ecoute-moi bien, connard. Pendant neuf jours, le cerveau de mon fils n’a cessé de se dilater, de s’asphyxier dans son propre sang. Pendant neuf jours, j’ai suivi ces palpitations de mort. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas dans quel état il va revenir à la conscience. Il sera peut-être normal. Ou peut-être plus lent qu’un autre. Ou peut-être, simplement, un légume. Imagine un peu la vie qu’on va avoir, lui et moi.
Le chauffeur baissa la tête. Il se liquéfiait entre ses mains. Elle le laissa s’effondrer sur le tabouret. Elle se baissa, parlant toujours d’un ton calme :
— Alors si tu penses qu’il y a eu quoi que ce soit de suspect avant l’accident, si tu as, au fond de toi, le moindre soupçon, putain, c’est le moment de parler.
Visage incliné, ruisselant de sueur et de larmes, l’homme chuchota :
— Je sais pas… Je sais pas… J’ai l’impression qu’on m’a fait un truc…
Quel truc ?
Je sais pas. Je me suis endormi d’un coup… Comme…
— Comme si quoi ?
— Comme si c’était sur commande… C’est la sensation que j’ai eue…
Diane retint sa respiration. C’était un gouffre d’ombre, et en même temps une lumière. L’idée jaillit en elle, claire et diffuse : d’une manière ou d’une autre, ce type avait été influencé. Elle songea à l’hypnose. Elle ne savait pas si une manipulation de cette envergure était possible mais, si c’était le cas, il fallait qu’un signal ait déclenché l’attitude programmée.
— Tu écoutais la radio ?
— Non.
— T’as un walkman ?
— Non!
— Tu as vu quelque chose au bord de la route ?
— Mais non !
Diane recula d’un cran. Rétrograder pour mieux reprendre en puissance.
— Tu en as parlé aux flics ?
— Non. Je suis sûr de rien. Pourquoi on m’aurait fait ça ? Pourquoi on aurait organisé un truc pareil ?
Vulovic ne disait pas tout. Un noyau d’effroi, quelque part en lui, palpitait. Enfin il marmonna :
— Quand je repense à tout ça, je ne vois qu’une seule chose.
— Quoi ?
— Du vert.
— La couleur?
— Du vert kaki. Comme… comme de la toile militaire.
Diane réfléchit. Elle ne savait comment utiliser cet indice, mais elle sentait qu’il constituait l’amorce d’une vérité. L’homme sanglotait, les mains serrées sur les tempes.
— Bon Dieu… Votre p’tit bonhomme, j’y pense chaque nuit… J’vous demande pardon. Putain, j’vous demande pardon !
Immobile, Diane dit simplement :
— Je n’ai rien à te pardonner.
— Je suis orthodoxe, continuait le mec. Je prie san Sava pour lui, je…
— Je te répète que je n’ai rien à te pardonner. Tu n’y es sans doute pour rien.
Le routier releva les yeux. Les larmes brouillaient son regard.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous dites ?
Diane murmura :
— Je ne sais pas ce que je dis. Pas encore.
20
EN pleine matinée, le parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil n’offrait rien de particulier. Les bâtiments du stade Roland-Garros ressemblaient à l’enceinte d’une cité interdite. Quant au boulevard périphérique, il bourdonnait en contrebas sans qu’on puisse l’apercevoir du parapet. Pourtant, lorsque Diane se gara sur l’aire en fin de matinée, elle imagina aussitôt l’atmosphère trouble que revêtait le lieu quand la nuit tombait. Les chairs éclairées par les phares, les voitures en maraude, les habitacles des véhicules stationnés, en retrait, sombres et fermés sur les instincts libérés. Elle frissonna. Il lui semblait sentir ces désirs nocturnes, les voir planer, s’entrelacer le long de l’asphalte, telles des bêtes voûtées et menaçantes…
Elle ôta sa montre, la fixa à son volant, déclencha la fonction " chronomètre ", puis redémarra. Elle remonta l’avenue et bifurqua à droite. Elle longea le square des Poètes puis les jardins des serres d’Auteuil avant d’atteindre la porte Molitor. Elle roulait à une vitesse raisonnable : la cadence d’un poids lourd en pleine nuit. Enfin elle accéda au boulevard périphérique et prit la direction Porte Maillot/Autoroute Rouen.
Deux minutes vingt s’étaient écoulées.
Diane accéléra, restant sur la file de droite. Par chance, le boulevard était fluide — aussi fluide que ce soir-là. Quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. C’était la première fois qu’elle roulait de nouveau sur le périphérique. Ses mains se vissèrent au volant: elle ne voulait pas céder au trouble.
Porte de Passy. Trois minutes dix. Elle accéléra encore. Cent kilomètres à l’heure. Le camion de Marc Vulovic ne pouvait excéder cette vitesse. Quatre minutes vingt. Elle s’engagea sous le tunnel de la porte de la Muette.
Elle se souvenait des cataractes de lumières, de ses pensées embrumées par le champagne.
De nouveau elle rejoignit l’air libre.
Sept cents mètres plus tard, elle franchit un nouveau tunnel.