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La Toyota Landcruiser apparut, à quelques mètres. Diane discernait le capot enfoncé, le pare-brise compressé, l’aile gauche renflée en plis violents. Elle dut s’appuyer contre une colonne. Elle se plia en deux et crut vomir mais, progressivement, le sang se concentra sous son front penché et lui conféra une sorte d’équilibre, de stabilité inattendue. Rassemblant ses forces, elle s’approcha de la voiture et atteignit la portière arrière droite.

Elle puisa dans son sac une torche halogène, l’alluma, puis ouvrit la paroi. De nouveau, le choc. Le sang noir et sec, sur les rebords du siège enfant. Les petites perles de verre répandues sur la banquette.

Deux images contradictoires se superposèrent dans son esprit.

Elle voyait la lanière tissée et la boucle de métal reposant à côté du siège de Lucien. Une ceinture qui, à l’évidence, n’avait pas été fermée. Mais elle se voyait aussi, mentalement, en train de verrouiller ce système après avoir installé l’enfant dans son fauteuil. Ce n’était pas une nouveauté. Au fil des jours, sa conviction avait gagné en force, en netteté, malgré les preuves du contraire : elle était certaine d’avoir fermé cette ceinture. Maintenant, face à l’habitacle, il n’y avait plus aucun doute.

Comment ces deux vérités pouvaient-elles cohabiter ? Elle planta la torche électrique entre ses dents et pénétra dans la voiture. Elle observa avec attention le système d’arrimage. Elle songeait maintenant à un sabotage : une lanière cisaillée, un rivet scié… Mais non : tout était intact. Elle se glissa le long du siège arrière. Sur la banquette s’entassaient des cartons contenant des études photocopiées, des boîtes de plastique abritant des clips de marquage, un duvet kaki déployé jusqu’au sol. Tous ces objets s’étaient écrasés contre le dossier au moment de la collision. Elle les observa, les souleva, les écarta. Elle ne trouva rien.

Elle continua à fouiller. Un genou sur le rembourrage, elle passa son torse au-dessus du dossier en direction du coffre. La puissance de la collision avait arraché le hayon arrière. Diane se souvenait d’avoir reçu ce panneau de composite sur la nuque. Penchée au-dessus de l’espace, elle promena son pinceau de lumière : des cartons encore, un vieux sac de toile, des chaussures de marche, une parka imbibée d’essence. Rien d’étrange, ni de suspect.

Pourtant, lentement, une pensée se formait dans sa conscience. Une hypothèse impossible, mais qu’elle ne parvenait pas à écarter. Elle éteignit sa lampe et s’adossa au dossier avant. Pour vérifier cette supposition, il fallait interroger l’unique témoin de la scène.

Elle-même.

Elle devait raviver ses propres souvenirs afin de décider si, oui ou non, elle perdait la raison ou si cette affaire dépassait les limites du possible.

Or il n’existait qu’une seule technique pour entreprendre une telle plongée en elle-même.

Et un seul homme pour l’aider.

22

APRÈS un vestibule de marbre, le restaurant ouvrait sur une grande salle décorée de colonnes blanches, tendue de velours sombre. Quelques tables se nichaient dans des alcôves en arc de cercle. La laque d’un piano brillait dans la pénombre, des tableaux crépusculaires lançaient leurs reflets mordorés et, à travers les longues baies vitrées, les jardins des Champs-Elysées répondaient au luxe du lieu par un contrepoint délicat de feuillages et de façades claires. Aujourd’hui, le ciel d’orage diffusait une lumière lisse, nacrée, qui s’harmonisait à merveille avec la douceur de la salle, traversée d’éclats atténués. A cette parcimonie de tons et de lumières s’ajoutait une qualité de silence spécifique : un murmure ponctué de tintements de cristal, de cliquetis d’argent, de rires compassés.

Diane suivit le maître d’hôtel. Elle sentit quelques brefs regards sur son passage. La plupart des convives étaient des hommes, arborant des costumes foncés et des sourires ternes. Elle n’était pas dupe : derrière cette douce atmosphère et ces visages paisibles battait le cœur secret du pouvoir. Ce restaurant était l’un des lieux de prestige où se jouait, chaque midi, le destin politique et économique du pays.

Le maître d’hôtel s’effaça et l’abandonna devant la dernière alcôve, au plus près des larges fenêtres. Charles Helikian était là. II ne lisait pas le journal. Il ne s’entretenait pas avec un autre homme d’affaires, assis à une table voisine. Il l’attendait. Cela semblait lui suffire amplement. Diane lui sut gré de cette marque de respect implicite.

En sortant de la fourrière, elle avait appelé son beau-père sur son téléphone cellulaire — une dizaine de personnes, tout au plus, devaient posséder ce numéro à Paris. Elle l’avait pressé de la rencontrer aussi vite que possible. Charles avait répondu d’un rire, comme on cède au caprice d’une enfant, et proposé ce rendez-vous, où il devait déjeuner avec un de ses clients. Diane n’avait eu que le temps de rentrer chez elle, d’effacer les odeurs de haschich et de cambouis dans ses cheveux et de surgir ici, enveloppée, comme il se devait, d’indolence et de décontraction.

Charles se leva et l’installa sur la banquette arrondie. Diane ôta son ciré. Elle portait maintenant une robe en stretch noir, bras nus, si simple qu’elle semblait ne posséder aucune couture. Seul un collier de perles rutilantes s’étoilait sur ses clavicules, répondant comme des gouttes d’eau à des boucles d’oreilles de même nature. Le grand jeu, à la mode de Diane.

— Tu es…

— Superbe ?

Charles sourit. Diane proposa :

— Magnifique ?

Le sourire s’élargit. Ses dents parfaites tranchèrent son visage sombre. Elle suggéra encore :

— Envoûtante ? Sexy ? Enchanteresse ?

— Tout cela à la fois.

Elle soupira et noua ses longs doigts sous son menton.

— Alors pourquoi faut-il que je sois la seule à me considérer comme une grande bringue mal foutue ?

Charles Helikian extirpa un cigare d’une poche intérieure.

— En tout cas, ce n’est pas la faute de ta mère.

— J’ai dit ça ?

II fit craquer les feuilles brunes entre ses doigts.

— Elle m’a parlé de votre petite… conversation.

— Elle a eu tort.

— Nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre. Depuis l’accident, elle t’appelle, elle te laisse des messages et…

— Je ne veux pas lui parler.

II lui lança un regard grave.

— Ton attitude est absurde. Tu as d’abord refusé toute compassion de sa part. Maintenant que Lucien va mieux, tu t’enfonces encore dans ton mutisme et…

— Lâche-moi avec ça, tu veux? Je ne suis pas venue pour parler d’elle.

Charles leva sa paume ouverte, comme un drapeau blanc. Puis il appela un serveur et commanda. Café pour lui. Thé pour elle. II reprit de sa voix âpre :

— Tu voulais me voir — et cela avait l’air pressé. Que veux-tu ?

Diane le regarda en oblique. Le souvenir du baiser lui revint au cœur. Elle sentit un trouble affluer en elle, une incandescence enflammer ses joues. Elle se concentra sur son discours pour refouler son malaise :

— Un jour, en ma présence, tu as parlé d’hypnose. Tu as raconté que tu avais parfois recours à cette technique pour soigner tes clients.

— C’est vrai. Pour des problèmes de trac, d’élocution. Et alors ?

— Tu as dit que l’hypnose possédait des pouvoirs presque illimités pour fouiller la mémoire.

Charles prit un ton ironique :

— Je joue parfois au spécialiste.