— Je m’en souviens parfaitement. Tu as expliqué que, grâce à l’hypnose, on pouvait utiliser sa propre mémoire comme une caméra, orientée vers ses souvenirs. Tu as ajouté que, sans le savoir, nous conservions dans notre inconscient les moindres détails des scènes que nous vivions. Des détails qui n’affleuraient jamais à notre conscience mais qui restaient là (elle tendit un index vers sa tempe), inscrits dans notre tête.
— J’étais en forme.
— Je ne plaisante pas. Selon toi, l’hypnose peut permettre de revivre des scènes passées et de s’arrêter sur tel ou tel instant, de focaliser tel ou tel détail. D’utiliser son propre esprit à la manière d’un magnétoscope. De pratiquer des arrêts, de zoomer sur tel ou tel coin de l’image…
Charles cessa de sourire et demanda :
— Où veux-tu en venir?
Diane ignora la question.
— Tu as également parlé d’un psychiatre, dit-elle. Le meilleur hypnologue de Paris, selon toi. Un spécialiste de ce type de séances.
Il répéta, d’une voix plus forte :
— Où veux-tu en venir ?
— Je voudrais ses coordonnées.
Le serveur déposa un lourd plateau d’argent sur la table. Eclat noir du café. Douceur rousse du Earl Grey. Les couleurs s’harmonisaient avec finesse alors que les parfums enveloppaient le délicat rituel du service. L’homme en blanc s’éclipsa. Charles demanda aussitôt :
— Pourquoi ?
Diane asséna d’une voix calme :
— Je veux revivre la scène de l’accident sous hypnose.
— Tu es folle.
— Ma mère déteint sur toi. C’est sa formule préférée à mon sujet.
— Que cherches-tu ?
Elle songea au regard perdu de Marc Vulovic et à son opération de chronométrage. Elle envisagea de nouveau son hypothèse : une tentative de meurtre déguisée en accident, organisée par plusieurs hommes. Elle dit simplement :
— Des faits ne collent pas, dans cet accident.
— Quels faits ?
Elle articula :
— La ceinture de sécurité. Je suis sûre de l’avoir bouclée.
Charles parut presque soulagé. Il répondit d’une voix rassurante :
— Ecoute. Je comprends que cette histoire te travaille mais…
— Non. C’est toi qui écoutes.
Diane planta ses deux coudes sur la table et se pencha.
— Sérieusement, est-ce que tu penses que je suis cinglée ?
— Jamais de la vie.
— Tu sais que j’ai été soignée plusieurs fois pour ce genre de problèmes. C’est toi-même qui m’as aidée à camoufler ces séjours en clinique dans mon dossier de demande d’adoption. Alors, je veux savoir comment, aujourd’hui, tu me trouves. Est-ce que, à ton avis, je suis totalement guérie ?
— Oui.
Le ton de la réponse trahissait une réticence.
— Mais ?
— Tu es restée… originale.
— J’attends de toi une réponse claire. Penses-tu que j’ai conservé des séquelles de mes troubles ? Ou, au contraire, que j’ai véritablement retrouvé mon équilibre ?
Charles prit le temps de souffler la fumée de son cigare.
— Oui, reprit-il enfin, tu es parfaitement guérie. Parfaitement équilibrée. Tu es le contraire d’une excentrique, d’une lunatique. Tu es une terre à terre. Pragmatique. Maniaque même, dans ton goût des choses qui doivent filer droit. Une vraie scientifique.
Pour la première fois, Diane sourit. Elle savait qu’il parlait en toute sincérité. Elle enchaîna :
— Alors comment expliques-tu que j’aie oublié de fermer la ceinture du petit ?
— Nous avions beaucoup bu, il était tard, nous…
Diane frappa la table. Les tasses tintèrent. Les derniers convives regardèrent dans leur direction.
— Lucien est la résolution de toute ma vie, cria-t-elle. Ce que j’ai fait de mieux depuis que je suis en âge de prendre des décisions. Et avec quelques coupes de champagne, j’aurais oublié le geste de prudence le plus élémentaire ? Je l’aurais posé à l’arrière de ma voiture comme un vulgaire sac à dos ?
Charles serra ses doigts sur son cigare.
— Tu as tort de ressasser tout ça. Tu dois tourner la page. Tu…
Diane attrapa son ciré.
— Okay. Je croyais pouvoir compter sur toi, je me trompais. Je trouverai bien dans l’annuaire un…
— Il s’appelle Paul Sacher.
Charles sortit un gros stylo coiffé d’ivoire et nota les coordonnées au dos d’une de ses cartes de visite.
— Il est très pris mais si tu l’appelles de ma part, il te recevra tout de suite. Méfie-toi : c’est un dragueur. Quand il enseignait, il s’appropriait toujours la plus jolie fille de sa classe. Les autres élèves n’avaient le droit que de fermer leur gueule. Un vrai chef de meute.
Diane glissa la carte dans sa poche. Elle ne remercia pas. Elle ne lâcha pas le moindre sourire. Au lieu de cela, elle déclara :
— Il y a un autre truc qui aurait pu me troubler ce soir-là.
— Quoi ?
— Le fait que tu m’aies embrassée, dans l’escalier.
Les sourcils s’arrondirent en signe d’indécision. Charles Helikian caressa son collier de barbe.
— Oh, ça…, murmura-t-il.
Diane ne lâchait pas son regard.
— Pourquoi m’as-tu embrassée ?
L’homme d’affaires s’agita dans son luxueux costume.
— Je ne sais pas. C’était… spontané.
— Charles Helikian, le grand conseiller en psychologie. Essaie de trouver mieux.
Il paraissait de plus en plus gêné.
— Non, vraiment, le geste appartenait à l’instant. Il y avait cet enfant endormi. Toi, toute droite dans la pénombre, toujours stoïque. Et cette soirée où tu avais été si différente. Si… libre. Je voulais te souhaiter bonne chance, c’est tout.
Diane saisit son sac et se leva.
— Alors tu as bien fait, conclut-elle. Parce que je sens que je vais en avoir besoin.
Elle tourna les talons et abandonna le roi perse dans son alcôve. Elle traversa la salle en quelques pas. Le restaurant était maintenant désert. Seuls les tableaux dorés et les vitres cinglées de pluie brillaient dans le clair-obscur.
— Diane !
Elle avait déjà atteint le hall de marbre. Elle fit demi-tour. Charles accourait.
— Bon sang, qu’est-ce que tu cherches ? Tu ne m’as pas tout dit.
Elle attendit qu’il soit près d’elle pour répéter :
— Je cherche simplement à savoir. A régler ce problème de ceinture.
— Non, rétorqua-t-il. Tu cherches à revivre cet accident parce que tu penses que ce n’est pas un accident.
Diane éprouva une soudaine admiration pour le psychologue. Il avait lu à travers elle comme si elle avait porté une robe de papier calque. Même au-delà du rationnel, il avait su suivre ses pensées. Elle confirma :
— C’est exact. Je pense que cette collision entretient une relation avec le meurtre de van Kaen. Comment ne pas le penser ? Ça ne peut être un hasard. Je suis convaincue que Lucien est au cœur d’une affaire encore incompréhensible.
Charles souffla :
— Seigneur…
— Et ne me dis pas que je suis folle.
L’homme aux cheveux crépus avait perdu son teint hâlé.
— Cet accident serait… une tentative de meurtre ?
— Je n’ai pas réuni tous les indices.
— Quels indices ?
— Sois patient.
Diane tourna les talons. Il la rattrapa par le bras. Ses paupières cillaient comme des ailes de papillon.
— Ecoute-moi. On se connaît depuis seize ans, toi et moi. Jamais je me suis mêlé de ton éducation. Jamais je ne suis intervenu dans tes relations avec ta mère. Mais cette fois, je ne te laisserai pas déconner. Pas à ce point.