Un déclic s’opéra dans l’esprit de Diane. Cela lui évoquait tout à coup de vagues souvenirs. Langlois continuait :
— Selon l’ethnologue, cette technique est très usitée en Mongolie. C’est la meilleure manière de tuer un mouton ou un renne sans répandre une goutte de sang. Dans ces pays froids, on économise la moindre parcelle d’énergie de la bête. Il semble qu’il y ait aussi là-dessous une crainte du sang. Un tabou.
Diane demanda d’un ton sceptique :
— Le tueur viendrait d’Asie centrale ?
— Peut-être. Ou il pourrait y avoir séjourné et connaître ces coutumes. Selon mon médecin légiste, notre anatomie n’est pas si différente de celle d’un mouton.
— Ça me paraît bien vague, souffla-t-elle.
— A moi aussi. A un détail près.
Elle se tourna vers le flic. Il lui tendit la photocopie d’un formulaire, rédigé en allemand, portant l’en-tête d’une agence de voyages.
— Rolf van Kaen s’apprêtait à partir pour la Mongolie.
— Que dites-vous ?
— Le BBK poursuit son enquête, en Allemagne. Ils ont vérifié tous les appels du toubib. Van Kaen s’était renseigné sur les vols pour Ulan Bator, la capitale de…
— … la République populaire de Mongolie.
Le policier lança un regard surpris à Diane.
— Vous connaissez ?
— De nom, seulement.
— L’acupuncteur s’était également informé sur les vols intérieurs, en direction d’une petite ville de l’extrême nord… (il lut dans ses notes) Tsagaan-Nuur. Visiblement, la seule chose sur laquelle il n’était pas fixé, c’était la date de son départ. Bref, si on pense à la technique utilisée, cela peut constituer un lien. Faible, mais un lien tout de même…
Langlois s’arrêta puis demanda en douceur :
— Et vous ? Vous avez des nouvelles pour moi ?
Elle haussa les épaules, en se plaçant de nouveau face aux jardins. La pluie s’abattait sur le pare-brise en vagues pailletées.
— Non. J’ai téléphoné à l’orphelinat. Ils ne savent rien.
— C’est tout?
— J’ai donné à des spécialistes une cassette sur laquelle Lucien chante dans sa langue d’origine. Il y a une chance pour qu’ils reconnaissent le dialecte.
— Bien joué. Rien d’autre ?
Diane songea à son hypothèse d’accident criminel, à son idée d’assassin kamikaze qui se serait glissé dans sa propre voiture.
— Rien d’autre, non, répondit-elle.
Langlois questionna :
— Pourquoi m’avez-vous demandé les coordonnées du routier ?
Elle tressaillit, mais s’efforça de n’en rien montrer.
— Je voulais lui parler, c’est tout. Lui donner des nouvelles de Lucien.
L’homme soupira. La pluie ponctuait le silence de longs frémissements métalliques.
— Les gens négligent toujours notre expérience.
Elle se tourna, interloquée.
— Pourquoi vous dites ça ?
— Je vais vous dire ce que je crois : vous menez votre enquête personnelle.
— C’est bien ce que vous m’avez demandé, non ?
— Ne faites pas l’idiote. Je vous parle d’une enquête sur le meurtre de van Kaen.
— Pourquoi je ferais ça?
— Je commence un peu à vous connaître, Diane, et, franchement, je me demande surtout pourquoi vous ne le feriez pas…
Elle garda le silence. Le ton du flic se teinta de gravité :
— Faites attention. On ne connaît pas dix pour cent de cette affaire. Ça peut nous péter à la gueule d’un moment à l’autre. Et de n’importe quelle façon. Alors ne jouez pas aux Alice détective.
Elle acquiesça à la manière d’une enfant résignée. Langlois ouvrit sa portière. Une rafale de pluie s’engouffra dans l’habitacle. Il conclut :
— La prochaine fois, c’est moi qui vous offre à déjeuner.
Il sortit de la voiture et ajouta :
— Les flics connaissent les meilleurs fast-foods de Paris. Tous les milk-shakes n’ont pas le même goût, vous savez? Une véritable école de la nuance.
Diane se construisit une expression de gaieté :
— J’essaierai d’être à la hauteur.
Langlois se pencha encore, alors que les gouttes claquaient sur son dos.
— Et souvenez-vous :pas d’imprudence, pas d’héroïsme de petite fille. Au moindre truc qui déconne, vous m’appelez. Compris ?
Diane acquiesça d’un dernier sourire mais, quand la portière se referma, elle lui parut résonner comme le couvercle d’un cercueil.
24
ELLE le regardait comme une source de lumière, mais à travers ses propres ténèbres.
Son pansement avait été modifié. Plus serré, moins épais : il entourait son crâne comme une simple pellicule de gaze. Les drains avaient été ôtés, sans doute le matin même. C’était un pas décisif : Lucien n’était plus menacé par une hémorragie.
Elle approcha son fauteuil et, de l’extrémité de l’index, caressa le front de l’enfant, les ailes de son nez, le berceau de ses lèvres. Elle se souvenait de leurs premières soirées, lorsqu’elle lui racontait des histoires à voix basse et que sa main effleurait dans l’obscurité les traits qui se détendaient, les reliefs de ce corps alangui, doucement soulevé par les vagues de la respiration. Elle se sentait de nouveau prête à ce voyage le long de ces cimes minuscules, de ces vallons mystérieux… Elle devinait avec délice la vie palpiter, se préciser, s’affirmer à travers ce corps pansé.
Mais une douleur pouvait en cacher une autre. Maintenant que le péril mortel était écarté, Diane voyait poindre en elle de nouveaux tourments. De la même façon que les souffrances se réveillent dans un corps lorsque s’estompe la contusion principale, elle découvrait des degrés supplémentaires dans son chagrin. Elle ressentait chaque blessure, chaque hématome de son enfant dans sa propre chair, avec rage et impuissance. Diane étrennait un nouveau désespoir — celui de la douleur par procuration.
Surtout, elle ne pouvait s’ôter cette certitude de l’esprit : quelque part autour d’eux, une menace pesait. Cette conviction devenait son obsession. Jamais elle ne pourrait envisager l’avenir si elle ne contribuait pas à lever ces énigmes. Voilà pourquoi sa détermination s’était encore renforcée. Voilà pourquoi elle venait de prendre rendez-vous avec l’hypnologue Paul Sacher le soir même, à dix-huit heures.
Soudain elle remarqua le panneau frontal, suspendu à l’armature du lit, qui indiquait les doses de médicaments administrées chaque jour et la courbe de température de Lucien. Elle arracha la feuille millimétrée. La ligne crayonnée indiquait trois pics de fièvre entre la veille, vingt-trois heures, et ce matin dix heures. Pas n’importe quels pics : tous trois dépassaient quarante degrés.
Diane décrocha le téléphone mural et composa le numéro d’Eric Daguerre. Le chirurgien était au bloc. Elle appela Mme Ferrer. Une minute plus tard, les cheveux gris parurent derrière les vitres du couloir. Avant même qu’elle n’ait pu ouvrir les lèvres, l’infirmière l’avertit :
— Le docteur Daguerre m’a demandé de ne pas vous en parler. Il pensait qu’il était inutile de vous inquiéter.
Diane fulminait :
— Vraiment ?
— Ces hausses n’ont duré que quelques minutes. C’est une réaction bénigne.
Elle brandit le diagramme.
— Bénigne ? Quarante et un degrés ?
— Le docteur Daguerre estime que ces montées de fièvre ne sont que des contrecoups des chocs de l’enfant. Le signe indirect que son métabolisme reprend un fonctionnement normal.
Dans un geste de pure nervosité, Diane se pencha et borda les couvertures du lit.