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— Vous avez intérêt à me prévenir s’il se passe le moindre truc. Pigé ?

— Bien sûr. Mais, encore une fois, c’est sans gravité.

Diane lissait les draps, ajustait la blouse de papier. Tout à coup elle éclata d’un rire agressif, au bord des larmes :

— Sans gravité, hein ? Mais je suppose que le docteur Daguerre veut tout de même me voir?

— Dès qu’il sortira de la salle d’opération.

25

TOUT va bien, Diane. Je m’empresse de vous le dire.

— C’était la pire entrée en matière qu’elle ait jamais entendue.

— Et les accès de fièvre ? répliqua-t-elle.

Eric Daguerre balaya l’allusion d’un geste insouciant. Il se tenait debout, en blouse blanche, derrière son bureau.

— Rien du tout. L’état de Lucien ne cesse de s’améliorer. Il n’y a pas un signe qui ne nous confirme sa guérison. Nous avons ôté les drains ce matin. Nous allons bientôt le changer de service.

Quelque chose sonnait faux dans cette allégresse. Diane fixa les pupilles qui brillaient au fond des orbites. Les anarchistes dans Anna Karénine, ceux qui lançaient des bombes sur le passage des princes, devaient avoir ces yeux-là. Elle interrogea, au hasard :

— Qu’avez-vous d’autre à me dire ?

Le médecin glissa ses mains dans ses poches et fit quelques pas. De jour comme de nuit, son bureau était éclairé avec la même intensité.

— Je voulais vous présenter Didier Romans, dit-il enfin. Il est anthropologue.

Diane daigna tourner la tête vers la troisième personne présente dans la pièce, qu’elle avait ignorée jusqu’ici. C’était un homme plus jeune que Daguerre. Brun, mince, raide comme un double décimètre, il portait des lunettes laquées noir sur un visage parfaitement fermé. A le contempler, on pensait à une équation ou à une formule abstraite.

Le docteur poursuivit :

— Didier est anthropologue au sens moderne du terme. Un spécialiste de la biométrie et de la génétique des populations.

L’homme aux traits hermétiques hocha la tête. Un sourire timide tenta de s’insinuer sur son visage, mais recula presque aussitôt. Daguerre demanda à Diane :

— Vous savez ce que c’est?

— A peu près, oui.

Daguerre lança un sourire au scientifique.

— Je te l’avais dit : elle est formidable !

Le ton enjoué sonnait de plus en plus creux. Il reprit :

— J’ai parlé de Lucien à Didier. Je lui ai demandé d’effectuer quelques analyses.

Diane s’électrisa.

— Des analyses ?J’espère que…

— Pas d’examens cliniques bien sûr. Nous avons simplement comparé certains traits physiologiques de votre enfant à d’autres critères, disons, plus généraux.

— Je ne comprends pas.

L’anthropologue intervint :

— Ma spécialité est le polymorphisme, madame. Je travaille sur la caractérisation des différentes populations mondiales. Dans chaque peuple, chaque ethnie, certains traits reviennent plus souvent que d’autres. Même si tous les membres de la communauté n’y répondent pas, il existe toujours des moyennes, qui nous permettent de dresser un portrait général de la famille ethnique.

Le médecin s’assit et prit le relais :

— Il nous a semblé intéressant de comparer les caractères physiologiques de Lucien aux moyennes des populations qui habitent les régions d’où il vient. Peut-être cette méthode pourrait-elle nous renseigner sur son origine… précise.

La colère de Diane monta de quelques degrés, mais c’était une colère tournée contre elle-même. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle avait contacté l’orphelinat. Elle avait soumis à une spécialiste les mots qu’il prononçait. Elle avait tenté de mieux comprendre la technique qui l’avait sauvé. Mais elle n’avait pas songé à étudier un autre signe évident : son corps. Ce corps qui comportait peut-être des traits physiologiques, même infimes, pouvant caractériser l’ethnie dont il était originaire.

Elle se tourna vers Romans et demanda plus calmement :

— Qu’avez-vous trouvé ?

L’anthropologue sortit une liasse de feuillets de son cartable.

— Commençons par la taille, si vous voulez bien. Lors de son hospitalisation, vous avez précisé que Lucien était âgé d’environ six ou sept ans. Or, si on observe sa dentition, on s’aperçoit qu’il possède encore toutes ses dents de lait. Ce qui signifie qu’il doit avoir plutôt cinq ans.

Il passa à un autre document. Diane reconnut la feuille d’admission qu’elle avait remplie la nuit de l’accident.

— Vous avez noté ici que Lucien appartenait aux ethnies du littoral de la mer d’Andaman.

Elle ouvrit les mains en un geste vague.

— Je n’en sais rien. Selon la directrice de l’orphelinat, les quelques mots qu’il prononçait n’étaient ni du thaï, ni du birman, ni un dialecte connu dans cette région.

Romans lança un bref coup d’œil au-dessus de ses lunettes puis souffla :

— Mais vous pensez qu’il est originaire de cette partie du monde comprise, disons, entre la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Viêt-Nam et la Malaisie ?

Diane hésita :

— Je… bien sûr, oui. Je n’ai pas de raison de penser autrement.

Les yeux de l’anthropologue s’abaissèrent comme un couperet.

— Si nous nous focalisons sur les régions qui longent la mer d’Andaman, dit-il, et même si nous étendons notre zone de recherche au golfe de Thaïlande et à la mer de Chine, nous ne trouvons ici que des ethnies tropicales et forestières.

Nouveau regard-déclic vers Diane.

— Eric m’a dit que vous étiez éthologue. Vous savez donc que le milieu naturel a une forte influence sur la taille de ses habitants. Dans la forêt, hommes et animaux sont beaucoup plus petits que dans un autre environnement, par exemple dans les plaines.

Elle lui rendit son regard. Lunettes contre lunettes. Romans se concentra sur ses notes.

— La taille des habitants des forêts intertropicales d’Asie du Sud-Est tient actuellement dans une fourchette entre cent quarante-deux et cent soixante-cinq centimètres. Nous pouvons en déduire qu’à l’âge de cinq ans, les enfants de ces familles mesurent environ soixante-dix centimètres.

Nouveau coup d’œil au-dessus des carreaux.

— Savez-vous combien mesure votre fils, madame ?

— Plus d’un mètre, je crois.

— Un mètre douze exactement. Soit quarante-deux centimètres au-dessus de la moyenne.

— Continuez.

Romans fit claquer une nouvelle feuille.

— Passons à la pigmentation cutanée. De nombreuses études ont été pratiquées sur la couleur de peau des populations, même si ce critère est malaisé à définir — et dangereux à utiliser, je ne vous fais pas un dessin. En général, nous mesurons cette luminosité grâce à une technique spécifique : la réflectométrie. Nous projetons un rayon lumineux sur l’épiderme du sujet et mesurons les photons réfléchis par cette surface. Plus la peau est claire, plus la quantité de lumière renvoyée est élevée.

Diane rongeait son frein. Elle commençait à voir où Romans voulait en venir.

— Nous avons pratiqué ce test sur Lucien, poursuivit-il. Nous obtenons un résultat oscillant entre soixante-dix et soixante-quinze pour cent de lumière réfléchie. L’épiderme de votre enfant renvoie presque complètement le rayon. Sa peau est d’une blancheur éclatante. Très éloignée des teintes sombres intertropicales. A titre d’idée, la moyenne de la zone des Andamans est de cinquante-cinq pour cent.

Diane revit la pâleur extrême du petit garçon — ce corps diaphane sous lequel serpentaient de fines veinules, lorsqu’elle lui donnait le bain. Comment ces sujets d’émerveillement pouvaient-ils devenir maintenant des sources d’angoisse ? L’homme continuait, tournant ses pages :