Elle pénétra dans l’appartement et éprouva un léger soulagement. Pas de rideaux noirs. Pas d’objets exotiques ni de statuettes lugubres. Pas d’odeurs d’encens ou de poussière. Des murs stricts, couleur de tabac blond, des lambris blancs, un mobilier strict et moderne. Elle suivit le personnage dans un couloir, traversa une salle d’attente puis entra dans le cabinet.
La pièce était baignée par la lumière de la fin d’après-midi. Un bureau de verre et une bibliothèque parfaitement ordonnée y trônaient. Cette fois, Diane pouvait imaginer des hommes politiques ou des capitaines d’entreprise installés ici, impatients de régler leurs problèmes de stress.
L’hypnologue s’assit et décocha un second sourire. Diane commençait à s’habituer à cet habillement argenté et à ces yeux de gourou. Elle n’avait plus envie de rire. Elle éprouvait même maintenant une pointe d’angoisse à l’idée des pouvoirs de Paul Sacher. Pouvait-il réellement l’aider à fouiller sa mémoire ? Allait-elle vraiment lui abandonner son esprit ? Le docteur roula quelques syllabes :
— Il semblerait que je vous amuse, madame.
Diane avala sa salive.
— C’est-à-dire… Je ne m’attendais pas à…
— A quelqu’un d’aussi pittoresque ?
— Eh bien… (Elle finit par sourire, confuse.) Je suis désolée. J’ai eu mon compte aujourd’hui et…
Sa voix s’éteignit d’elle-même. Le médecin attrapa un presse-papiers de résine noire et se mit à le manipuler.
— Mes allures de vieux magicien jouent contre moi. Pourtant, je suis un rationaliste. Et rien n’est plus rationnel que la technique de l’hypnose.
Il parut à Diane que l’accent guttural reculait quelque peu — ou alors elle s’y habituait. Le charme du personnage agissait comme des cercles dans l’eau, en ondes concentriques. Elle remarquait maintenant les cadres alignés sur les murs : des photos de groupe, où Sacher trônait dans le rôle de l’enseignant souverain. A chaque fois, la plus ravissante des élèves se tenait à ses côtés, l’enveloppant d’un regard d’adoration. Charles avait dit: " Un vrai chef de meute. "
— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il en posant le presse-papiers en douceur. Charles m’a prévenu de votre appel.
Elle se raidit.
— Que vous a-t-il dit ?
— Rien. Sinon que vous étiez une personne qui lui était très chère. Une personne à… ménager. Je répète ma question : que puis-je pour vous ?
— Je voudrais d’abord vous poser une question précise sur l’hypnose.
— Je vous écoute.
— Est-il possible de conditionner quelqu’un afin qu’il effectue un acte contre son gré ?
Le psychiatre posa ses avant-bras sur les accoudoirs chromés du fauteuil. Ses doigts portaient plusieurs bagues: turquoise, améthyste, rubis.
— Non, répliqua-t-il. L’hypnose n’est jamais un viol de la conscience. Toutes ces histoires de tueurs conditionnés, de femmes abusées, ce sont des fables. Le patient peut toujours résister. Sa volonté est intacte.
— Mais… endormir quelqu’un ? Vous pouvez endormir une personne grâce à cette technique ?
Sacher ourla ses lèvres — ses rouflaquettes suivirent le mouvement.
— L’endormissement est un problème différent. Il s’agit d’un état d’abandon, très proche de la transe hypnotique. Cela, oui : nous pouvons le provoquer.
— Et à distance ? Vous pourriez endormir quelqu’un à distance ?
— Comment ça " à distance " ?
— Pourriez-vous programmer un sujet pour qu’il s’endorme quelque temps après la séance de suggestion, alors même que vous n’êtes plus présent ?
L’homme admit :
— Oui. C’est possible. Il suffirait de répéter le signal convenu lors de la séance.
Diane interrogea :
— Quel genre de signal ?
— Madame, je ne comprends pas très bien vos questions.
— Quel genre de signal ?
— Eh bien, ce peut être un mot-clé, par exemple. Lors d’une séance, nous déposons ce mot au fond de l’inconscient du sujet et nous l’associons à l’état d’endormissement. Plus tard, il suffit de prononcer ce mot pour réactiver le conditionnement.
Elle se souvenait des paroles de Vulovic : " Quand je repense à tout ça, je ne vois qu’une seule chose… Du vert… Comme de la toile militaire… " Elle demanda :
— Le signal pourrait-il être visuel ?
— Tout à fait.
— Une couleur?
— Absolument. Une couleur, un objet, un geste, n’importe quoi.
— Et ensuite, de quoi se souviendrait le sujet ?
— Cela dépend du degré de profondeur du travail hypnotique, lors de la séance.
— Il pourrait avoir tout oublié ?
— En cas d’hypnose très profonde, oui. Mais vous m’emmenez là à l’extrême limite de notre activité. Notre déontologie est stricte et…
Diane n’écoutait plus. Elle sentait, dans les fibres de sa chair, qu’elle approchait de la vérité. Il était possible qu’un homme ait hypnotisé Marc Vulovic sur le parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil et qu’un signe ait provoqué, plus tard, l’endormissement. Elle songea aussi à Rolf van Kaen, colosse dans la force de l’âge, qui s’était laissé ouvrir le ventre sans opposer de résistance. Pourquoi pas sous hypnose ? L’homme reprit :
— Charles m’avait dit que vous vouliez plutôt subir une séance de…
— C’est exact. Je veux entrer en état de suggestion.
— Dans quel contexte ? Vos questions sont plutôt étranges. D’ordinaire, mes patients ont un problème avec la cigarette ou une allergie et…
— Je veux revivre un épisode de ma vie.
Sacher sourit. Il reprenait pied sur un terrain de sa connaissance. Il se cala dans son siège, pencha la tête de côté — un peintre qui scrute son modèle — et demanda :
— De quoi s’agit-il ? Un souvenir très ancien ?
— Non. L’événement date d’un peu plus de deux semaines. Mais je pense que mon inconscient occulte certains détails. Charles m’a expliqué que vous pouviez m’aider à me rappeler ces faits.
— Il n’y a aucun problème. Présentez-moi d’abord l’environnement général et…
— Attendez.
Diane comprit qu’elle était terrifiée à l’idée d’ouvrir son esprit à cet homme. Elle dit, afin de retarder l’échéance :
— Expliquez-moi d’abord… Comment allez-vous remonter dans ma mémoire ?
— N’ayez aucune crainte, ce sera un travail d’équipe.
— Un travail d’équipe doit reposer sur la confiance. Dites-moi précisément comment vous allez entrer dans ma tête.
Sacher renâcla :
— Je crains de ne pouvoir vous expliquer.
— Pourquoi ?
— Plus vous en saurez sur la méthode utilisée, plus vous manifesterez de résistance.
— Je suis venue ici de mon plein gré.
— Je parle de votre inconscient. De cet inconscient qui refuse de vous livrer certaines informations. Si vous lui donnez des armes pour se défendre, croyez-moi : il s’en servira.
— Je ne peux pas… vous offrir comme ça mon cerveau!
Le psychiatre conserva le silence. Il paraissait mesurer l’ampleur de l’enjeu pour Diane. Il saisit à nouveau le presse-papiers, le reposa puis murmura :
— L’hypnose n’est qu’une forme de concentration très intense. Nous allons évoquer ensemble des sensations physiques — votre circulation sanguine, par exemple — qui vont progressivement capter vos facultés d’attention. Vous allez tout oublier, à l’exception de ces sensations. Vous n’aurez plus qu’une perception très lointaine de votre environnement. Ce type de " déconnexion " survient parfois dans la vie quotidienne. Par exemple, vous étudiez intensément un dossier, tout votre esprit est capté par ce travail. Un insecte vous pique : vous ne le sentez même pas. Vous êtes en état d’hypnose, de transe. C’est ce qui se passe lors des cérémonies religieuses où des épreuves physiques sont traversées. Le cerveau ne " reçoit " plus le message de la souffrance.