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— C’est grâce à cet état que vous pouvez lever les barrières de l’inconscient ?

— Oui : parce que ce n’est pas lui qui dresse des défenses, mais la conscience elle-même. Or, parvenus à un certain stade de concentration, nous ne passons plus par la case de la raison. C’est une affaire privée entre l’hypnologue et l’inconscient du sujet.

Diane songea à l’accident de son adolescence. Elle avait consacré une partie de son existence à effacer ce souvenir, à transformer, justement, sa mémoire en chambre forte. Elle questionna :

— Jusqu’où peut-on remonter ainsi ?

— Il n’y a pas de limite. Vous seriez étonnée du nombre de patients qui réinvestissent, sur ce fauteuil, leur identité de bébé. Ils se mettent à babiller. Leur regard est désynchronisé, comme celui du nourrisson quelques jours après sa naissance. On peut même remonter au-delà.

— Au-delà ?

— Jusqu’à la mémoire que nous conservons en nous. La mémoire de nos vies antérieures.

Diane tenta de rire :

— Désolée. Je ne crois pas à la réincarnation.

— Je ne vous parle pas de souvenirs d’existences précises. Je vous parle de cette mémoire naturelle dont nous sommes les réceptacles. D’une certaine façon, la génétique n’est qu’une mémoire. Celle de notre évolution, incrustée dans notre chair.

— Ce n’est qu’une façon de parler. Nous parlions de souvenirs concrets…

— Il peut s’agir de souvenirs très concrets ! Prenez l’exemple des bébés-nageurs. Les nourrissons, quand ils sont plongés dans l’eau, ont le réflexe immédiat de fermer leurs cordes vocales. D’où leur vient ce réflexe ?

— De leur instinct de survie.

— A quelques jours?

Diane cilla des paupières. L’hypnologue poursuivit :

— Ce réflexe leur vient des temps immémoriaux où l’homme n’était pas encore homme, mais une créature amphibie. Au contact de l’eau, l’enfant se souvient de cette époque. Plus exactement: son corps s’en souvient, en deçà de sa conscience. Qui sait si l’hypnose ne pourrait pas ramener ce type de souvenirs, plus précisément encore, jusqu’à notre conscience ?

Diane sentait un trouble l’envahir. Elle n’était plus du tout certaine de vouloir rester, d’effectuer ici le grand saut.

Un détail achevait de la perturber : le jour était tombé et le bureau s’était empli d’ombre. Or, les yeux de l’hypnologue n’avaient jamais brillé aussi intensément. Il lui semblait même que ses pupilles déclenchaient ce reflet spécifique à certains animaux nocturnes, comme les loups, qui possèdent des plaquettes argentées, situées entre la rétine et la sclérotique, leur permettant d’accentuer la lumière. Sacher avait ce même regard d’argent… Elle se décidait à partir quand il proposa :

— Et maintenant, si vous me parliez de la scène que vous voulez revivre ?

Diane se raisonna. Elle se revit dans la chambre d’hôpital, quelques heures auparavant, prendre sa résolution. Elle se blottit dans son fauteuil et prononça d’une voix calme :

— Le mercredi 22 septembre, aux environs de minuit, j’ai eu un accident de voiture avec mon fils adoptif sur le boulevard périphérique, vers la porte Dauphine. Je m’en suis sortie indemne mais mon enfant est resté entre la vie et la mort durant quinze jours. Je pense qu’aujourd’hui il est sorti d’affaire mais…

Diane hésita.

— Je voudrais me remémorer les minutes qui ont précédé l’accident, continua-t-elle enfin. Je voudrais revivre chaque geste, chaque détail. Je veux être certaine que je n’ai commis aucune faute.

— Une faute de conduite ?

— Non. L’accident a été provoqué par un camion qui a traversé les voies. Je n’y suis pour rien. Mais… J’avais un peu bu. Et je voudrais être sure que j’avais bien fermé la ceinture de sécurité de l’enfant.

Nouvelle hésitation puis :

— Je dois préciser qu’au moment de la collision, la ceinture n’était plus attachée.

Sacher croisa ses mains sur la surface miroitante du bureau et se pencha vers Diane. Ses iris brillaient en reflets symétriques.

— Si elle n’était pas verrouillée, c’est que vous ne l’avez pas fermée, non ?

— Je sais que j’ai bouclé cette ceinture. Et je veux le vérifier ici, sous hypnose.

Le médecin paraissait réfléchir. Il éprouvait sans aucun doute le même étonnement que Charles Helikian.

— Admettons que vous ayez pris cette précaution, dit-il. Comment expliquer que la ceinture se soit retrouvée ouverte lors de l’accident ?

— Je pense qu’on l’a détachée durant le voyage.

— Votre petit garçon ?

Elle devait le dire. Elle devait révéler son hypothèse. Elle articula à voix basse :

— Je pense à un homme. Un passager clandestin, dans ma voiture. Je pense que l’accident a été préparé, organisé, réalisé dans ses moindres détails.

— Vous plaisantez ?

— Faites comme si je plaisantais et hypnotisez-moi.

— C’est absurde. Pourquoi aurait-on manigancé tout cela ?

— Hypnotisez-moi.

— Un homme aurait pris le risque d’être avec vous, dans la voiture, au moment de l’accident ?

Diane comprit qu’elle n’obtiendrait rien du psychiatre. Elle prit ses affaires et se leva.

— Attendez, ordonna-t-il.

Paul Sacher esquissa un geste courtois en direction du fauteuil. Il souriait avec affabilité mais Diane se rendit compte qu’il tremblait.

— Asseyez-vous, dit-il. Nous allons commencer.

28

LA première sensation fut celle de l’eau.

Son esprit flottait dans un environnement liquide. Elle songea à un ballot oublié dans la cale détrempée d’un cargo. Au noyau d’un fruit dans une pulpe trop fluide. Elle tanguait désormais à l’intérieur de son propre crâne.

La seconde sensation fut qu’elle était deux.

Ou double.

Comme si sa conscience s’était séparée en deux entités distinctes, dont l’une pouvait observer l’autre. Elle rêvait — et elle pouvait se contempler en train de rêver. Elle se concentrait — et elle pouvait s’observer, à distance, en train de se concentrer.

— Diane, vous m’entendez?

— Je vous entends.

La plongée dans l’état hypnotique avait été immédiate. Paul Sacher lui avait d’abord demandé de se concentrer sur une ligne rouge, peinte sur le mur, puis d’éprouver la lourdeur de ses membres. Diane avait basculé dans un état de conscience intense. Elle avait éprouvé l’inertie de ses mains, de ses pieds. La masse de ses membres qui paraissait s’appesantir à chaque seconde, alors que son esprit au contraire s’envolait, se libérait.

— Nous allons évoquer le souvenir de l’accident.

Le dos bien droit, les mains posées sur les accoudoirs du fauteuil, Diane acquiesça en inclinant la tête.

— Vous sortez de l’immeuble de votre mère. Quelle heure est-il ?

— Environ minuit.

— Où êtes-vous exactement, Diane ?

— Je me tiens sous le porche du 72, boulevard Suchet.

Crépitements d’averse. Lignes translucides. Des milliers d’encoches sur la surface noire de la chaussée. De hautes façades de pierre scintillantes. Des réverbères bleutés, haletant de brumes comme des bouches impatientes.