Diane compta qu’il lui faudrait environ une heure pour atteindre Saint-Germain-en-Laye, dans la banlieue ouest de Paris, et se mit en route, par précaution, dès dix-sept heures trente. Après avoir traversé Neuilly, elle contourna le quartier de la Défense par le boulevard circulaire et s’engagea sur la nationale 13, interminable ligne droite qui devait la conduire jusqu’à sa destination.
En chemin, elle ne se posa plus de questions sur son enquête. Son esprit était entièrement préoccupé par les paroles de Claude Andreas et les conceptions générales qu’elles impliquaient. Diane Thiberge, éthologue confirmée, était un esprit rationnel. Même si elle avait été troublée par l’efficacité mystérieuse de l’intervention de Rolf van Kaen, même si ses lectures sur l’acupuncture avaient enflammé son imagination, elle n’avait jamais cru, en profondeur, à une vérité qui aurait pu bouleverser sa propre conception de la réalité.
Comme la plupart des biologistes, Diane pensait que le monde, dans son extrême complexité, se résumait à une suite de mécanismes, physiques et chimiques, impliquant des éléments concrets et identifiés, se déployant sur l’échelle de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Bien sûr, elle ne niait pas l’existence de l’esprit humain, mais elle le concevait comme une entité à part, dont la fonction était de percevoir et de comprendre. Une sorte de spectateur spirituel, assis aux loges de l’univers.
Elle le savait : c’était une vision réductrice et dépassée des rouages du cosmos. Une vision, héritée des pragmatistes du XIXe siècle, qui excluait, implicitement, la conscience humaine de la logique du réel. Or, de plus en plus de scientifiques pressentaient que l’esprit, aussi invisible et impalpable soit-il, appartenait autant à la réalité qu’une molécule ou une étoile à neutrons. Que la conscience s’insérait, d’une manière encore inexpliquée, au sein de la grande chaîne du vivant, au même titre que n’importe quel élément tangible. Certains pensaient même que cette conscience n’était pas une entité passive mais influençait directement, au-delà des actes qu’elle pouvait susciter, le monde objectif, en tant que force pure.
Diane se concentra sur la route. Elle traversait Nanterre, où des rangées de platanes jouaient le rôle de cache-misère, dissimulant l’habituel bric-à-brac des banlieues — mélange terne et disgracieux de vieux immeubles, de pavillons maussades, de constructions trop modernes, rutilantes et glacées.
A Rueil-Malmaison, le paysage se modifia. Les peupliers remplacèrent les platanes, longues vrilles frétillantes de petites feuilles qui semblaient porter en elles des promesses d’eau et de verdure. Sur l’avenue Bonaparte, aux environs de la Malmaison, des murs d’enceinte se dressèrent, les pierres se couvrirent de vigne vierge, les portails se coiffèrent de toitures délicates. Les hautes demeures semblaient toiser le flux des voitures, au-dessus de leurs enclos, avec des airs de grands-ducs, comme si l’orgueil du château de la Malmaison avait contaminé tous les pavillons et les manoirs proches.
La circulation était fluide. Diane filait sans encombre. Ses pensées se fixèrent de nouveau sur son enquête. Lucien était-il un Veilleur ? Ses pouvoirs supposés existaient-ils ? Touchaient-ils à une dimension insoupçonnée de la réalité ? Rolf van Kaen avait dit : " Cet enfant doit vivre. " Nul doute qu’il connaissait la vérité à propos de Lucien — et que cette vérité expliquait sa propre intervention. Qu’attendait-il de lui ? Elle ne possédait aucune réponse mais elle était persuadée d’avancer dans la juste direction. Elle devait se concentrer sur ces facultés psi — même si elle n’y croyait pas, même si, pour elle, de telles histoires étaient des chimères. Ce qui comptait, à l’heure actuelle, ce n’étaient pas ses convictions, mais celles des tueurs du périphérique et de Rolf van Kaen.
A Bougival, elle rejoignit les rives de la Seine, découvrant au loin de longues îles boisées qui se reflétaient dans les eaux du fleuve. Un pont de pierre portait l’inscription " écluses de Bougival ". Diane prit le temps d’observer les barques, les péniches, les flots lissés de quiétude. Tout semblait ici respirer la villégiature, les déjeuners sur l’herbe, les trêves volées au tumulte parisien.
Elle roula encore vingt minutes et accéda à la Grande Place du château de Saint-Germain-en-Laye. Dix-huit heures quarante-cinq sonnaient à l’horloge de l’église. Elle remonta de larges avenues, qui paraissaient porter encore l’empreinte des carrosses et des défilés royaux, puis prit, comme Bruner le lui avait conseillé, la direction de la forêt proprement dite. Elle s’enfonça dans des routes étroites, bordées de murs d’enclos aux éclats de gypse et aux lézardes de lierre. Le jour déclinait au-dessus des murets, les arbres semblaient s’agiter d’impatience, comme exaltés par l’approche des ténèbres. Diane renonça à allumer ses phares afin de mieux capter la lumière du dehors, qui lui paraissait devenir plus intense, plus précise, à mesure que la nuit tombait.
Enfin elle stoppa devant un portail à hautes grilles noires. En sortant de sa voiture, elle fut frappée par la fraîcheur de l’air : une enveloppe invisible qui réveillait ses sens et leur conférait une nouvelle acuité. Il était dix-neuf heures et l’obscurité s’approchait à grands rouleaux d’ombre. Diane songea encore une fois à son petit garçon. Soudain sa conviction prit une résonance définitive : dans quelques heures, elle posséderait une partie du secret.
33
ELLE appuya sur l’interphone, surmonté d’une caméra. Pas de réponse. Elle fit une nouvelle tentative. En vain. Sans réfléchir, elle poussa la grille, qui pivota avec lenteur. Elle boucla son manteau de daim, dont le col formait une fine brosse de laine, emprunta l’allée de gravier. Elle marcha ainsi durant plusieurs minutes, longeant de vastes pelouses. Tout était désert. Elle ne percevait que les petits rires des arroseurs automatiques, invisibles dans l’obscurité. Enfin, au-delà d’un coteau de gazon, elle aperçut le bloc sombre du musée.
Le bâtiment devait dater du début du siècle. Il n’était que lignes de force et angles bruts, et semblait avoir été fondu dans les matériaux les plus lourds. Vert-de-gris des bronzes. Ocre brun des cuivres. Noir d’ombrage de l’acier. Diane s’approcha. La double porte principale était close. Les fenêtres de la façade, cadrées de métal, ne laissaient transparaître aucune lumière. Elle se souvint que François Bruner lui avait conseillé de contourner l’édifice afin de rejoindre la porte arrière, qui ouvrait directement sur ses appartements privés.
Le parc était cerné par les arbres et les ténèbres. Les cimes, secouées par les bourrasques, produisaient une symphonie froissée de feuilles. Parvenue à la façade opposée, elle sonna à une porte, mais n’obtint aucune réponse. Le professeur l’avait-il oubliée ? Elle rebroussa chemin, reprit la direction du portail extérieur, mais se ravisa. Elle se dirigea de nouveau vers l’entrée principale, gravit les quelques marches du seuil et tenta de tirer à elle la lourde porte.
Contre toute attente, elle s’ouvrit.
Diane pénétra dans un vestibule nimbé d’ombre, puis découvrit la première salle. Jamais elle n’aurait supposé qu’une telle pièce appartenait au bunker menaçant du dehors. Les murs, le sol et le plafond étaient blancs. Ils réfractaient avec intensité la clarté de la lune, qui filtrait par les fenêtres. A elles seules, ces surfaces nues constituaient une caresse pour le regard. Mais surtout, il y avait les tableaux. Des lucarnes de couleurs bigarrées, flamboyantes, qui ressemblaient à des ouvertures sur un autre monde. Diane s’avança et comprit que la fondation consacrait une exposition à l’œuvre de Piet Mondrian.